Fromagerie Cerisy-Belle-Etoile (61)
FROMAGERIE DE CERISY-BELLE-ÉTOILE, SAINT-PIERRE-D’ENTREMONT [61O] par Gérard Clouet.
Même s'il existe des étiquettes de camembert au nom de ces deux localités limitrophes, il n'en reste pas moins qu'il s'agit en fait d'une seule et même fromagerie installée dans une ancienne corderie au lieu-dit « Noirée » à Saint-Pierre-d'Entremont (61). Cette entreprise jouxtait la rivière « le Noireau » qui matérialise la frontière avec la commune de Cerisy Belle Etoile (61) et dont elle utilisait la force motrice. Cette situation particulière explique qu'en fonction des politiques de vente, les productions portent une appellation au nom de l'une ou l'autre de ces deux communes. Cependant au début des années 60, l'immatriculation de la fromagerie 61O renvoie à la seule commune de Cerisy-Belle-Etoile, plus connue que Saint-Pierre-d'Entremont.
La première mention d'une fromagerie à Noirée date du recensement de 1906. À cette occasion, Victor Amiard se déclare fabricant de fromage. Il est originaire de Champsecret (61) où il naît en 1845. En 1901, il est déjà installé à Noirée, mais en tant que tourneur sur bois. Ce n'est donc qu'après cette date qu'il devient fabricant de fromage à un âge déjà avancé. L'activité semble prospère au vu du nombre d'employés qu'il déclare lors du recensement de 1906. Au-delà de son implication ainsi que de celles de son épouse et de sa belle-fille, il bénéficie en effet de l'aide de 6 employés, dont Julia Monnier (1877-1952) employée avec son mari Alcide Gigan. Couturière de métier, elle devient fromagère après son mariage en 1898. Elle va rester une trentaine d'années au sein de l'entreprise.
La seule étiquette connue au nom de Victor Amiard a été imprimée par Orgeval & Guy, 34 rue Vavin à Paris, ce qui confirme une activité située entre 1901 et 1906, puisque cette imprimerie change de nom et d'adresse cette année-là. Victor Amiard vend son affaire à Albert Le Masne de Brons (1848-1930), un industriel de Nantes qui possède plusieurs fromageries, acquiert celle de Saint Pierre d'Entremont. Cette transaction semble intervenir en 1907, puisque cette même année l'acquéreur confie à l'ingénieur archictecte Alphonse Ravous « la construction d'une fromagerie à Saint Pierre d'Entremont ».*1
En octobre 1909, il dépose une étiquette « Fromagerie de Cerisy Belle Etoile » auprès du tribunal de commerce de Nantes. Sa société se dénomme « Fromagerie Nantaise et de Cerisy-Belle-Etoile Réunies ». Le recensement de 1911 confirme que 12 hommes, essentiellement des fromagers, présents sur le site de « Noirée » sont des employés de Le Masne de Brons.
C'est au travers d'un article de Ouest-Éclair (l'ancêtre de Ouest-France) qu'apparaît une information concernant la gérance de la fromagerie. En août 1913 cet article rapporte qu'un échange de coups est intervenu entre deux salariés de la fromagerie et que : « Alcide Gigan, gérant de la fromagerie, intervint et les sépara ». Le même entrefilet mentionne que Joseph Péronne y est chef de laiterie. *2
Les premières étiquettes utilisées portent les initiales LMB mais sans faire précisément référence au nom de la commune. Il est attesté que l'étiquette camembert surfin représentant une normande en coiffe et celle du camembert des chasseurs ont été utilisées à la fromagerie de Noirée. Ainsi Gilbert Letirand originaire de Saint Pierre en a-t-il trouvé des exemplaires neufs dans un tiroir chez sa grand-mère habitant au hameau de "Launée" à proximité de la fromagerie. Les cartes postales des années 1909 à 1919 montrent devant les bâtiments de la fromagerie des carrioles servant à la collecte du lait avec le sigle « Fromagerie de Saint-Pierre-d'Entremont ». Ces vues permettent également de constater aussi qu'au fil du temps des travaux d'aménagement dont un quai de déchargement sous abri, et l'extension des hâloirs au premier étage sont entrepris.
Comme cela est fréquent à l'époque la fraude sur le lait touche la fromagerie. Ainsi au début de l'année 1918, le journal Ouest Éclair rapporte les faits suivants : « Andrée[...]Godefroy, femme Pelletier, 22 ans, cultivatrice au Bois-Village, en Landisacq, [...] a eu un prélèvement de fait sur son lait, qu'elle livrait à la fromagerie de Cerisy-Belle-Etoile. L'analyse a révélé que ce lait était mouillé dans la proportion de 40 % et écrémé à un tiers. Devant le tribunal, elle reconnaît les faits, ajoutant que c'est la misère qui l'y a poussée. Mariée depuis 4 ans, elle est mère de trois enfants, dont l'aîné a trois ans et le plus jeune quelques mois. De plus, son mari est mobilisé et malade. Le tribunal, prenant tous ces faits en considération, la condamne à dix jours de prison et la fait bénéficier du sursis. Me Moulinet, du barreau d'Argentan, était chargé de sa défense ».
Au sortir de la Grande Guerre, en 1921 Julia Gigan assure à son tour la gérance de la fromagerie qui semble connaître une activité soutenue puisqu'on dénombre 23 employés dont 19 fromagers (12 hommes et 7 femmes). Quatre d'entre eux d'origine belge sont probablement des réfugiés ayant fui en août 1914 l'envahissement de leur pays par les troupes allemandes. Trois des fromagers sont issus de communes où existent aussi des fromageries : Berjou, Saint Georges des Groseillers pour l'Orne et Chicheboville dans le Calvados.
La fraude au lait mouillé reste une tentation courante chez les fournisseurs des laiteries dont il est difficile de se débarrasser. Ainsi l'Ouest Éclair rapporte des condamnations intervenues en 1921 à l'encontre d'une cultivatrice de Landisacq et d'une autre en 1925 à Caligny.
En novembre 1925, est déposée à Nantes une étiquette dont l'illustration semble représenter une allégorie du retour de l'Alsace au sein des régions françaises. En tant que propriétaire de la fromagerie de Cerisy, Le Masne-de-Brons adhère au syndicat du véritable camembert de Normandie créé en 1909. La démarche est certes vertueuse mais elle va se révéler contre-productive lors du procès intenté en 1924 par ce syndicat contre la coopérative laitière de Ligueil (37). Se référant aux dispositions de la loi du 6 mai 1919 relative à la protection des appellations d'origine le Syndicat du Véritable camembert Normand conteste la possibilité de donner aux fromages que cette coopérative fabrique l’appellation « Camembert ». Sans entrer dans le détail du jugement rendu en janvier 1926 par la cours d'appel d'Orléans, il y a un attendu qui mérite qu'on s'y attarde. En effet le tribunal parmi tous les arguments motivant son jugement pour débouter le Syndicat du Véritable Camembert de Normandie relève : « ... qu'il est à remarquer encore que les fromagers adhérents au Syndicat du véritable Camembert ont admis eux-mêmes dans ce syndicat des fromagers fabricants, non seulement en Normandie, mais dans d'autres régions telles que la Vendée, la Loire-Inférieure et la Vienne; qu'il est signalé que, parmi les adhérents du Syndicat des appelants, figurent notamment M. le Masne de Brons qui fabrique des fromages à la fois à Cerisy-Belle-Étoile (Orne) et à Savenay (Loire-Inférieure); que M. Lepetit fabriquait du Camembert en Calvados et au Poiré-sur-Velluire (Vendée), etc.; qu'ainsi le syndicat reconnaît implicitement lui-même le droit à l'appellation «Camembert» à des fromages fabriqués ailleurs qu'en Normandie ». 3*. Tel est pris qui croyait prendre…tel pourrait être la morale de ce jugement. Mais la question de l'appellation « camembert » reste entière et sera encore l'objet d'âpres discussions pendant des dizaines d'années.
En 1926, Julia Gigan est toujours gérante. Le nombre d'employés est presque identique à celui de 1921 et comporte également un garçon d’écurie, un charretier ainsi qu'un comptable. Après le décès en 1930 de Le Masne de Brons, la production continue. En 1931 Julia Gigan, fidèle au poste, dirige les activités d'une vingtaine de personnes. Une étiquette « au Coq » est déposée au tribunal de commerce de Nantes en novembre 1932.
Le mouillage du lait demeure une pratique contre laquelle les laiteries doivent régulièrement sévir. Ainsi en 1933 le journal Ouest Éclair publie un article rapportant une affaire dont la laiterie de saint Pierre d'Entremont est une nouvelle fois victime : « Guillaumin Lucienne, femme Biais, 33 ans, cultivatrice à Fresnes, se disposait le 20 juillet dernier à livrer 48 litres de lait contenus dans trois bidons à la fromagerie de Cerisy-Belle-Etoile. Comme ce jour-là, M. Deviosse, agent du service de la répression des fraudes à Caen, accompagnait le garçon laitier de la fromagerie, il vérifia le lait que livrait la femme Biais, et qui lui avait paru suspect. Il en fit des prélèvements et dressa procès-verbal de ses opérations. Ce lait ayant été soumis une analyse, le laboratoire municipal du Mans a conclu qu'il était mouillé dans la proportion de 25 du mélange. La femme Biais allègue le refrain perpétuel des fraudeurs ou fraudeuses en déclarant qu'elle avait omis de jeter l'eau destinée à rincer ses bidons. Mais le Tribunal passe outre et la condamne à 8 jours d'emprisonnement avec sursis et à 50 francs d'amende. Une insertion et l'affichage par extrait du jugement sont en outre ordonnés. (Défenseur Me Guesdon.) ».
La fromagerie est reprise vers 1934-1935 par la Société Laitière et Fromagère de Saint-Bomer-les-Forges détenue par la famille Brand et consorts. Julia Gigan agée de 59 ans, continue à diriger la fromagerie au moins jusqu'en 1936 avec l'appui d'une quinzaine d’employés. Quelque temps après, Paul Brand (1898-1996) marié en 1934 à Montsecret (61) avec sa cousine de la branche maternelle, Germaine Léon (1909-2002), en prend personnellement la direction.
Pour étoffer le volume de lait collecté, la laiterie de Cahagne à Montsecret, est louée à la famille Guillemin en 1932 par Paul Brand. Elle continuera à fonctionner en parallèle jusqu'en 1939-1940 et à produire des camemberts comme l'attestent au moins une série d'étiquettes dont une porte la marque Paul Brand. Elle est exploitée par Léon Germain, oncle et beau-père de Paul Brand, et cesse ses activités au début de la seconde guerre mondiale. ( La marque est cependant conservée puisque certaines productions de camembert porteront toujours la marque Montsecret et pour certaines d'entre elles avec le code de Cerisy : 61O). Toujours dans l'objectif d'augmenter encore la capacité de collecte, la laiterie coopérative de Landisacq est acquise en 1936*5.
Après la libération, l'activité économique redémarre avec une équipe plus réduite comprenant en 1946 une quinzaine d'employés. La modernisation des locaux et des équipements se poursuit. Le ramassage du lait est effectué sur les secteurs de Calligny, Cerisy, Frêsne, Montsecret, Tinchebray et Viessoix par une flotte de camions Citroën U23 et P45. Une carte postale éditée dans les années 50 par Vivien épicerie tabac à Cerisy Belle Etoile montre un camion Laffly au quai de déchargement. Au maximum de l'activité de la laiterie la collecte concerne près de 250 producteurs*4. La fabrication quotidienne de Cerisy est de 3 à 4000 camemberts, écoulés en majeur partie aux halles de Paris via la gare de Montsecret ou de Flers. L'été en pleine période de production le lait est collecté matin et soir. Comme souvent dans les fromageries à cette époque une porcherie permet d'utiliser les sous-produits de fabrication.
Date de dernière mise à jour : 30/01/2024