Laiterie de Tanville (61)

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LAITERIE DE TANVILLE (61) par Gérard Clouet.

La fermeture en 1888 de la verrerie du Gast a été un séisme économique et social pour cette petite commune rurale enclavée dans le massif forestier d'Ecouves. Cette activité verrière dont la présence est attestée à Tanville depuis le 16ème siècle était en effet une pourvoyeuse conséquente d'emploi. En 1870 on comptait entre 240 et 260 ouvriers de tout âge. Les effets dévastateurs de la disparition de cette activité sont encore sensibles quand, à peine dix ans plus tard, Eugène Hochet est nommé curé à Tanville en 1906. L'agriculture est redevenue l'activité économique prédominante de la commune qui a perdu près de 150 habitants. Un cercle agricole existe depuis 1899. En 1908 il compte 75 membres, et il est présidé par le maire Elie Ragaine un agriculteur dont le dynamisme lui vaudra de devenir officier du mérite agricole.

Et comme Eugène Hochet se plaira à le rappeler plus tard: « Pendant un an j'ai étudié mon terrain. Je brûlais de me dévouer à mes paroissiens. Mais sous quelle forme le ferais-je ? Tous à peu près sont cultivateurs. Je me donnai à leurs intérêts agricoles. »*1. Lui qui était parti un an au Danemark pour étudier la fabrication du beurre*2 va donc œuvrer pour trouver une solution de nature à relancer dans la commune une activité économique qui sera en lien avec l'agriculture, surtout qu' une coopérative laitière y existe déjà. À ce stade il convient de rappeler qu'en ce début de XXème siècle un mouvement de contestation naît dans la Manche au sein des agriculteurs mécontents des conditions dans lesquelles les sociétés laitières privées négocient l'achat du lait. Ce mécontentement engendre dès 1904 la création des premières laiteries coopératives dans ce département qui occupe une place majeure dans la commercialisation des produits laitiers et plus particulièrement du beurre.*2

C'est dans ce contexte que le projet de créer à Tanville une activité dédiée à la valorisation du lait prend naissance. Le projet prend forme et débouche sur le choix d'une coopérative laitière de production. L'abbé Hochet et les agriculteurs de la commune associés reçoivent l'aide et les conseils de laitiers de la Manche dont celle du fondateur de la laiterie coopérative de Sottevast M. de Loizellerie, mais également celles des fondateurs des laiteries du Val de Saire, le Baron d'Espinose, de Benoistville, M.Milcent, d'Isigny M. Dupont, et de Beaumont M. Patris.*3 Ce projet recueille l'assentiment des autorités du diocèse. L'emplacement choisi pour construire la laiterie se situe à l'entrée du bourg à proximité de l'école publique. La première pierre est posée en octobre 1909 . La conception des bâtiments est confiée à M. Pignard architecte diocésain et la construction est dévolue à un ingénieur, M. Wenck, et à son monteur M. Permeke tous deux de la société ASTRA de Paris.*4 L'affaire est rondement menée puisque l'inauguration a lieu le 30 octobre 1910. En présence des soutiens au projet et de la population locale, le clergé procède à la bénédiction de l'édifice, et à cette occasion le directeur Marie Bernier (1879-1961) fait visiter les bâtiments qui comportent 12 salles au rez de chaussée. Cette inauguration en grandes pompes est l'occasion de discours enflammés qui sont à l'aune des ambitions ouvertement affichées par les promoteurs de ce projet. Bien évidemment tous souhaitent un avenir radieux pour la coopérative !

La production est lancée et à priori il s'agit uniquement de beurre si l'on en croit la publicité de cette époque. Le directeur, Marie Bernier, natif de Corancez (28), épouse en 1911 une jeune femme de la commune Alice Pitel. Cependant les débuts de la coopérative semblent plutôt modestes puisque le recensement de 1911 ne fait apparaître sur la commune de Tanville que trois employés : le directeur, un laitier et un mécanicien. La recherche de fournisseurs de lait à laquelle la nouvelle laiterie de Tanville doit se livrer n'est pas sans inquiéter Jean Lavalou le gérant de la laiterie fromagerie du Bourg Saint Léonard située une trentaine de kilomètres plus au nord mais dont certaines tournées de ramassage sont assez proches de Tanville. En juillet 1911 M.Ballière son collecteur d'Almenèches s'alarme avant de se faire ensuite rassurant.*5 Le 12 juillet 1911 Jean Lavalou écrit au gérant de la coopérative de Tanville pour savoir si elle n'aurait pas de crème et du beurre à vendre, et à quels prix. Il profite de ce courrier pour aborder la question de la concurrence : « on m'a dit aussi que vous aviez l'intention de me faire la concurrence pour l’achat du lait ? J'ose espérer que ce bruit est mal fondé. » La volonté de faire monter en puissance la laiterie coopérative se manifeste avec l'installation d'une machine à vapeur en 1912.

Si on en croît la carte postale publicitaire des établissements Saurer, la laiterie coopérative est équipée d'un camion de 3,5 tonnes de cette marque pour procéder à la collecte du lait. Comparativement aux autres laiteries de l'Orne ce moyen de collecte est assez exceptionnel. C'est sans doute la raison qui pousse la marque Saurer à rappeler son cœur de cible : « Aux affaires modernes, il faut des procédés modernes : le camion automobile est l'enseigne du modernisme dans les affaires ». C'est dire si ce projet de Tanville est perçu à priori comme prometteur.

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Face à cette nouvelle venue sur le marché des fournisseurs de lait, les inquiétudes des laiteries concurrentes perdurent puisque en avril 1913 Jean Lavalou écrit au directeur :  « Je voulais savoir s'il était exact que vous mettez une voiture sur mes tournées et que vous promettez 6 ou 7 sous du pot aux fournisseurs.Les bons rapports de voisinage que nous avons eu jusqu'à présent m'autorisent […] à vous poser ces questions. »*5 Mais les temps semblent devenir difficiles pour la toute jeune coopérative si on en croit les courriers de juillet 1914 figurant dans les archives Lavalou. Ainsi un de ses clients de Paris, la maison Cousin, rue de Turennes lui écrit : « Il y avait hier chez Barthélémy du beurre venant de Tanville. Il a été vendu 2,60fr. Je croyais que cela ne marchait plus . »*5. Immédiatement Jean Lavalou adresse une lettre à M. Percehaye, le nouveau maire de Tanville, dont il a fait la connaissance peu de temps auparavant et s'enquiert : « on m'a dit que la coop ne marchait plus depuis le 18 courant. Est-ce Exact ? » Missive à laquelle le maire répond aussitôt : « La laiterie de Tanville marche toujours mais la direction des affaires a changé d'allure, elle est entre les mains de Me Dugué avoué à Alençon qui pourra si vous voulez de plus amples renseignements vous satisfaire ».*5 La situation de la coopérative semble donc délicate mais faute de ressources documentaires actuellement disponibles, il est impossible d'être plus précis. Cependant comme le note Philippe Jacob, il est possible que « l'élan coopératif pour exploiter cette laiterie, avait déjà cessé à cette période, pour laisser place à une exploitation privée ».*6 Il semble que pendant cette période ce soit essentiellement du beurre qui a été produit.

Du fait du déclenchement de la première guerre mondiale, l'abbé Eugène Hochet est mobilisé en mars 1915, l'éloignant de son « cher projet » dont il semble qu'il a présidé un temps à sa destinée*6 . Il est versé dans les services auxiliaires en tant qu'infirmier. Libéré en août 1919, il est nommé curé à Saint Michel des Andaines (61). Selon les informations contenues dans l'inventaire du patrimoine industriel, l'exploitation de la laiterie est reprise en 1914 par la société anonyme des laiteries de Sainte Colombe en Brie (77)*7 mais cette indication n'est pas sourcée. En 1917 Marie Bernier est toujours directeur de la laiterie comme cela est mentionné dans l'acte de naissance de son fils Roger en mars. Selon l'inventaire du patrimoine industriel déjà mentionné, 12 personnes sont employées en 1919 par la laiterie pour collecter et assurer la pasteurisation du lait. Cette information n'est pas plus référencée, et vu le faible nombre d'employés constaté au début des années 1920, le doute est permis quant à sa véracité. Au sortir de la grande guerre, Marie Bernier quitte ses fonctions de directeur puisqu'en 1921, il est devenu agriculteur et a repris la ferme de son beau-père Albert Pitel. Il exercera ce métier jusqu'au début des années 30 avant de devenir mécanicien. Il décède à Alençon en 1961.

Ce recensement de 1921 indique que Henri Simonet est installé en tant qu'industriel à la fromagerie. Né en 1858 à La Chataîgneraie (85), il a un âge avancé quand il prend en main la laiterie de Tanville avec l'aide d'un fromager et d'un laitier. Faute de documentation disponible il n'est pas possible de préciser la date à laquelle il acquiert le fonds de commerce. En mai 1923 une société au capital de 300.000 francs en nom collectif Rouzé & Cie est créée à Roubaix par trois industriels, Rouzé Albert de Paris , Rouzé Georges et Willemo Paul, tous deux de Roubaix, pour exploiter la laiterie*8 et en conséquences, Henri Simonet vend son fonds fin mai à cette société.*9 Il reste encore quelques temps sur place puisqu'il est victime en juillet d'un vol relaté dans la presse locale: « André Herbrice. 19 ans, journalier, étant au service de M. Simonet, laitier à Tanville. s'est emparé d'une paire de bottes en caoutchouc qui se trouvait dans l'atelier de la machine motrice de la laiterie. Quelque temps auparavant, son patron lui avait prêté une montre pour faire ses tournées. Il quitta brusquement son emploi le 27 juin, en emportant les bottes et la montre...  ».*10

 

 

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Une fois l'acquisition effectuée, la Société Rouzé et Cie procède le 12 novembre 1923 auprès du tribunal de commerce d'Alençon au dépôt de deux marques. L'une pour un « camembert de la forêt d'Ecouves » et la seconde pour un « port salut de la Croix Madame ». L'une et l'autre sont illustrées d'un scène tirée des fables de Jean de La Fontaine : « le corbeau et le renard ».

Dès octobre 1924 Georges Rouzé et Paul Willemo quittent la société et Georges Petit fait son entrée dans le capital. Paul Willemo va s'installer à une dizaine de kilomètres vers l'ouest dans la ferme des Noettes à Saint Sauveur de Carrouges où il s'associe un temps à Elie Desbarbieux qui a racheté la fromagerie de l'être Corneillet*11. À la fin de l'année 1925, la société Rouzé et Cie reçoit l'autorisation de construire et d'exploiter une porcherie en complément de la laiterie.*12 En 1926 elle emploie neuf personnes dont un chef fromager de 49 ans Henri Pinaire originaire de Lannans (25), ainsi que quatre laitiers, trois journaliers et un chauffeur.En juillet 1927 la société initiale est transformée en société à responsabilité limitée et une augmentation du capital est décidée, le portant à 1.000.000fr. Le champ d'action de l'entreprise est étendue aux activités de scierie et quatre nouveaux actionnaires entrent au capital. Trois sont de Paris et de la région parisienne, le dernier habite Sées. Pourtant sur le plan économique la santé de la laiterie est loin d'être assurée. En effet en cet été 1927, Albert Rouzé est à la recherche d'emprunts pour soutenir financièrement son activité. Sollicité par un notaire de Sées, Jean Lavalou consent plusieurs prêts en juillet et en août. Il vient également en aide en achetant le lait collecté par Tanville. Ainsi en Novembre 1927, il achète 23630 litres de lait. Il fait même des avances sur ces collectes. Il permet ainsi de faire rentrer des fonds pour parer aux besoins courants. Cependant en décembre 1928 alors qu'il accorde un nouveau prêt de 10 000 francs hypothéqué sur la ferme que possède Albert Rouzé à La Lande de Goult, il lui déclare : « Je ne veux plus rien mettre dans la laiterie et la scierie. Le mieux à mon avis serait d'en finir au plus tôt avec cette entreprise ». Au cours de l'année 1929 – année de la grande crise économique – la situation va encore s'aggraver. En janvier Jean Lavalou remet 2000 francs pour que le personnel de Tanville puisse être payé.

Albert Rouzé se démène pourtant afin de sauvegarder son activité comme en témoigne l'échange qu'il a en mars avec Lavalou  qui lui écrit ; « Il est bien entendu qu'à partir du 1ier avril, nous cesserons de travailler le lait de votre laiterie comme nous nous en étions accordés lors de ma visite à Tanville ». Manifestement Albert Rouzé espère toujours relancer la fabrication comme semble en témoigner le courrier que Jean Lavalou lui envoie en août: « Je viens vous demander si vous avez enfin trouvé une combinaison pour faire marcher votre affaire. Avez-vous commencé la fabrication du camembert ? Sinon vous auriez peut-être avantage à me céder votre lait comme l'année dernière mais je ne voudrais pas faire les mêmes avances ». Mais la situation continue à se dégrader et les achats par Jean Lavalou du lait collecté par Tanville reprennent. En septembre Lavalou fait ouvertement part de ses inquiétudes à Rouzé du fait des échéances de paiement non tenues, mais malgré tout il continuera jusqu'en janvier à acheter le lait des fournisseurs de Tanville. Rouzé peine à redresser ses entreprises aussi bien la laiterie que la scierie.

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Fin avril 1930 il se résout à vendre aux enchères tout le matériel et le cheptel de sa ferme du bourg à La Lande de Goult. En mai la société change de statut et devient une société anonyme, et de nouveaux actionnaires rentrent dans le capital*13. Les rentrées financières assurées par l'achat par Jean Lavalou du lait collecté ne sont pas suffisantes au regard de la situation économique de la société Rouzé & Cie dont l'avenir paraît gravement compromis . La société cesse ses activités en septembre. Sur plainte de la Société de Machines Industrielles et Agricoles du Nord, le tribunal civil de première instance d'Alençon déclare le 12 janvier 1931 la société Rouzé & Cie en état de faillite et le lendemain décide de la mise en vente sur saisie. Le cahier des charges de la vente aux enchères est défini début mars par maître Edmond Vieren notaire à Sées. La mise aux enchères va être compliquée. À la vente aux enchères initiale, va suivre une vente en surenchères qui va se révéler en fait être de la part du surenchérisseur, Charles Danier administrateurs de bien à Paris, une folle enchère. Et ce n'est qu'en janvier 1932 sur revente sur folle enchère que l'ensemble est acquis par M.Tessier. Il ne garde que la scierie et le commerce du bois. L'activité de la fromagerie est reprise en 1934 par Maurice Peau sans qu'on sache s'il a repris la suite sur la base d'une acquisition ou d'une location.

Maurice Peau est originaire de Marville Moutiers Brulé (28) où il est né en 1899. Sa fiche matricule militaire indique qu'il est pupille de la nation et qu'en 1918 il est domestique de ferme. Alors que la classe 1919 est mobilisée dès 1918, il est ajourné un an pour faiblesse. Il échappe ainsi à la dernière année de la guerre14-18. Mais il est incorporé en 1920 au 1ier régiment de Génie et son temps accompli, il est libéré en 1922. Sa fiche militaire mentionne qu'en 1923 il réside à Saint Ange et Torcay où il est employé chez Guérinot propriétaire exploitant d'une laiterie fromagerie. Lors de son mariage en 1925 à Chateauneuf en Thymerais avec Germaine Dareau (1897- 1986) il exerce le métier de livreur et Paul Guérinot est son témoin de mariage* (14). En 1928 quand naît leur fille Geneviève le couple habite Oinville Saint Liffard (28) où l'un et l'autre sont épiciers. Sa fiche matricule permet de repérer qu' en 1931 il habite à Montsecret (61) au hameau de Cahagnes siège de la fromagerie Guilmin gérée à ce moment là par M.Saulnier. Le recensement de 1936 le trouve installé à Tanville et il emploie un commis. Il reprend pour commercialiser ses camemberts l'étiquette au « Corbeau et au Renard » de Rouzé et il crée une seconde étiquette :«Deux Connaisseurs ». La vente de ses fromages alimente les épiceries locales dans un rayon d'une trentaine de kilomètres autour de Tanville. Maurice Peau est à nouveau mobilisé en septembre 1939. Selon l'expression figurant sur sa fiche matricule il est « sur le pied de guerre » et ce jusqu'à sa démobilisation en octobre 1940.

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À son retour, il reprend son activité de fromager. Immédiatement après la seconde guerre mondiale la collecte du lait est effectuée avec un GMC issu des surplus militaires*15. Lors du mariage de leur fille Mauricette en 1948 Maurice Peau et son épouse Germaine Darreau se déclarent l'un et l'autre fromagers. Le couple cesse son activité en 1962. Maurice a 63 ans et il se retire à Sées où il décède en 1973 .

SOURCES :

*1 La semaine Chrétienne novembre 1910 p727.

*2 Les grandes heures des laitiers en Normandie Philippe Jacob. Éditions Bertout1993. p188

*3 La semaine Chrétienne novembre 1910 p725.

*4 La semaine Chrétienne novembre 1910 p724.

*5 Archives Lavalou AD 61 243 J.

*6 Les grandes heures des laitiers en Normandie. Philippe Jacob. Edition Bertout1993.p 193.

*7 Inventaire du patrimoine industriel 1994

*8 Le Journal de l'Orne 1923/07/07

*9 Le Journal de l'Orne 1923/06/23

*10 Le Journal de l'Orne 1923/07/14.

*11 voir notice même auteur.

*12 Le journal de l'Orne 1925/12/12.

*13 Le Journal de l'Orne 1927/07/16.

*14 Voir notice Serge Scéhadé rubrique Île de France.

*15 Communication Hubert Lavigne (ancien chef fromager Préel Boucé) 2016.

Gérard Clouet [Camembert-Museum, première publication le 09 avril 2021]

Date de dernière mise à jour : 03/05/2021