Lanquetot (Fromagerie de Saint-Martin-de-Bienfaite)
ÉMILIE MOFRAS LANQUETOT, LE DESTIN D'UNE FEMME ENTREPRENEUR AU TOUT DÉBUT DU XXème SIÈCLE.
Marie Émilie Joséphine Mofras ou Maufras est née le 30 janvier 1849 à Flers dans l’Orne. Mariée le 05 janvier 1867 à Caen (Calvados), avec Louis Lanquetot (1839-1903), marchand de beurre. Le couple réside à Paris dans les années 1880, et donne naissance à deux garçons : Charles (né en 1874) et Maurice (né en 1880). En 1885, Madame Lanquetot est employée par la société Charles Gervais à son dépôt général de la Rue du Pont-Neuf à Paris(1) Pour des raisons inconnues, la famille déménage pour s’installer dans le Pays d’Auge, pas loin de La Goulafrière, où Émilie trouve du travail comme ouvrière dans la laiterie du Tremblay. Ceux qui la connaissent disent d’elle qu’elle est intelligente, vive, travailleuse, volontaire, et surtout ambitieuse.
Le domaine du Tremblay appartient à son fondateur Léonce Abaye 60 ans. Parti de rien, travailleur infatigable, il est devenu, dans le textile, un riche industriel, dynamique, qui innove et va de l’avant. Sa longue expérience lui a donné un jugement rapide et sûr de la personnalité des hommes. L’industriel a remarqué Émilie. Dans un premier temps, il la met à l’épreuve en lui confiant de plus en plus de responsabilités. Émilie montre alors ce dont elle est capable et s’acquitte parfaitement de toutes ses tâches. Elle apprend rapidement le métier et va progresser dans la hiérarchie jusqu’à devenir contremaître. Léonce Abaye songe à sa succession. Il a jaugé son fils, et en secret, il sait qu'il ne possède pas les qualités nécessaires pour prendre sa suite. Alors s'insinue en lui une idée. Cet homme mûr va craquer pour Émilie. En elle il pense avoir trouvé sa fille spirituelle, celle qui pourrait continuer son œuvre, et développer ses affaires. Ces deux-là ont un point en commun, ce sont des entrepreneurs, des bâtisseurs !
Ce qui devait arriver arriva. Émilie devient secrètement la maîtresse de Léonce Abaye.(Lu dans quelques documents mais impossible à vérifier). Officiellement ils sont “collaborateurs”. Sauf que leur relation va durer plus de vingt ans !. Émilie a elle aussi de l’admiration pour Léonce, elle voit en lui l’homme qui va lui permettre de s’élever dans la hiérarchie sociale.En 1893 Léonce Abbaye achète une ancienne filature de laine, à l’emplacement d’un moulin à foulon situé à Saint-Martin-de-Bienfaite et le transforme en laiterie. Il aura l’audace d’en confier la direction à une femme : Émilie. A “la belle époque” la promotion féminine n’est pas vraiment de mode. Mais Émilie, qui a du caractère, se moque des insinuations désobligeantes, des dénigrements de tous bords, des jalousies.
En 1895, Émilie Lanquetot devient la directrice de l’usine de Saint-Martin-de-Bienfaite, cette laiterie qui va porter son nom quelques années plus tard en 1900. Voici en quelles circonstances : En créant en 1900 la "Société Lanquetot" elle devient “la patronne” et sait se faire respecter. Émilie va se révéler une exceptionnelle femme chef d’entreprise. À la laiterie du Tremblay elle a appris tous les secrets de la fabrication du camembert. Elle applique les idées de mécanisation et d'industrialisation de la fabrication des fromages. Elle organise la collecte du lait, augmente la production, développe les débouchés en trouvant de nouveaux clients. Elle va devenir ainsi propriétaire de l’usine qui l’employait. Les années passent, ce sont des années de travail acharné. On peut imaginer qu’au fil des ans, avec l’âge aussi, sa relation avec Léonce s’est transformée en amitié et en estime réciproque. En 1912, le directeur de la fromagerie Lanquetot de Saint-Martin-de-Bienfaite est Monsieur Pelvain.
Léonce Abaye meurt en 1913 à l’âge de 93 ans. Ses sociétés seront partagées entre ses trois nièces et son fils adoptif. D’importantes difficultés vont émerger lors de la première Guerre Mondiale et le déclin se confirmera dans la période de l'entre-deux guerres. De son côté, Émilie prépare sa succession. Veuve en 1903, elle écarte dans les années vingt son fils aîné Charles au profit du cadet Maurice qui, lui aussi, se révélera être un industriel compétent. Charles quittera la Normandie pour diriger une usine en Charente.
Devenue riche, Émilie Lanquetot aura la satisfaction de voir son entreprise développée par son fils Maurice. La laiterie fournit de nombreux emplois à Saint-Martin-de-Bienfaite. Grand-mère heureuse, elle aura la joie de voir sa descendance assurée par la naissance de ses deux petits-fils Roger et Pierre et de son arrière-petit-fils Jacques, avant de s’éteindre en 1934. Elle repose dans le caveau familial du cimetière de l'église de Saint-Martin-de-Bienfaite. Aujourd’hui, on pourrait dire sans se tromper que l’une des grandes familles de fromagers français doit tout à une femme: Émilie Mofras-Lanquetot.
Sources :
(1) Philippe Jacob, Les Grandes Heures des Laitiers en Normandie entre 1850 et 1920.
(2) Tuel Denis, Revue Le Pays d'Auge, juillet 1981.
Date de dernière mise à jour : 13/02/2021