L’INDUSTRIE FROMAGÈRE DANS LE DÉPARTEMENT DU CALVADOS : Parmi les départements producteurs de lait, il en est peu qui disposent d’un excédent aussi considérable que le Calvados, toute consommation en nature déduite. Il n’y en a pas où la transformation industrielle du lait soit plus diverse, et sous quelque forme que ce soit, plus généralement estimée. Si les beurres et crèmes du Bessin sont mondialement connus et appréciés, une moindre faveur ne va pas aux fromages de la Vallée d’Auge, presque aussi répandus sous les noms de Camembert, Livarot, Pont-l’évêque et Lisieux. Chacune de ces désignations est représentative d’un mode de fabrication spécial et d’un produit absolument régulier, de saveur et de forme déterminées qui les différencient très nettement entre eux. Dès le XIIème siècle, les fromages de la Vallée d’Auge étaient célèbres et très recherchés. En 1230, Guillaume de Lorrin, dans le Roman de la Rose, Brugerin de Champier, dans son traité gastronomique De re Cibaria, édité en 1569, et vers le même temps, Charles Estienne, vantaient la finesse des fromages augerons qu’ils appelaient angelots par corruption de leur vrai nom qui était augelots. D’après la recette et la description que ces auteurs en donnent, il est probable qu’il s’agisse d’une pâte assez identique à celle du Pont-l’Evêque. Le Pont-l’Evêque continua d’ailleurs cette bonne tradition et il y’a quelques années on estimait sa production annuelle à 150.000 douzaines marchandes, vendues environ 9 francs l’une; ce qui portait en ajoutant à ce chiffre les fromages de commande l’évaluation de la fabrication totale à 2 millions de francs, soit environ le cinquième de la production totale de l’industrie fromagère dans le Calvados. Le fromage de Livarot, moins délicat, est aussi moins cher en raison de l’écrémage préalable subi par le lait qui entre dans sa fabrication. Dansles cantons de Livarot, Orbec, et Saint-Pierre-Sur-Dives, presque toutes les fermes qui ne livrent pas leur lait aux grandes fromageries fabriquent elles-mêmes des fromages passés ou simplement blanc qui sont dans ce cas vendus sur les marchés de la Région. Les départements de la Seine et de la Mayenne occupent les deux premières places parmi les consommateurs de fromage de Livarot. Il y’a vingt ans on vendait dans le Calvados pour 5 millions de cet excellent produit. Une famille Mignot a donné son nom à une autre variété de fromage, qui fut fabriquée pour la première fois à Beuvron à la fin du XVIIIème siècle. Il s’en vendait à Paris, dans la région de Dozulé, et en Basse-Normandie pour environ 150.000 francs. Mais l’introduction dans la pratique agricole des écrémeuses qui fonctionnent à manège ou à bras jusque dans les plus petites fermes et qui, enlevant au lait la totalité de sa crème, le rendent trop pauvre pour pouvoir en faire du fromage, l’extension prise d’une part, par les grands établissements fromagers qui achètent à bon prix aux petits producteurs le lait qu’ils vont chercher à domicile, tour cela a considérablement retenti sur l’importance de la fabrication du Livarot qui a diminué dans la même proportion qu’augmentait celle du camembert. Il serait naïf de pousser l’orgueil de son clocher jusqu’à prétendre que le Camembert ait été inventé dans le Calvados. Son nom seul contredirait la chose. Sa confection fut imaginée, ou simplement peut-être découverte par hasard, en pleine Révolution, par une fermière de Camembert (Orne), nommée Marie Fontaine femme Harel. Le premier marché où se vendirent les fameux fromages fut celui d’Argentan et ce fut aussi dans cette ville qu‘en exista le premier dépôt. La fabrication en fut continuée par une fille de Madame Harel qui épousa en 1813, M. Paynel. Ses enfants fondèrent àleur tour qutre maisons où se fabriqua exclusivement le camembert; trois d’entre elles s’installèrent dans le Calvados, à Grandchamp, à Mesnil-Mauger et Mézidon. Il ne nous est guère possible de dénombrer les fromageries du Calvados qui ont à leur tour adopté ce genre de fabrication. Très rares dans les arrondissements de Bayeux et de Caen, elles abondent dans les arrondissements de Lisieux et de Pont-l’Evêque. L’une des mieux outillées et des plus importantes est celle de Saint-Maclou, fondée il y’a 30 ans, par M & Mme Auguste Lepetit; c’est celle-ci que nous allons prendre comme type.
La fromagerie de Saint-Maclou est située à deux kilomètres et demi de la gare de Mesnil-Mauger; à proximité de la route de Crévecoeur à Saint-Pierre-sur-Dives, sur la crête du coteau qui domine la vallée de la Dives, d’un côté vers Corbon et la butte de Montargis, et de l’autre, vers Saint-Pierre, Morteaux-Couliboeuf et les côtes lointaines de l’Orne. De la ligne de Paris on aperçoit le panache de fumée de sa cheminée de tôle qui va du reste être remplacée à bref délai par une colonne de brique. Saint-Maclou, pour en être le plus important élément, n’est cependant qu’une partie du vaste ensemble des Etablissements Lepetit qui comprennent à côté des usines de Saint-Maclou, Bretteville-sur-Dives, Falaise, où l’on fabrique le camembert, et du Poiré-sur-Velluire (Vendée), spécialisée dans la production du Brie et du Hollande, des exploitations agricoles représentant une superficie de 550 hectares dont 200 en labour. Les fermes de Sainte-Marie-aux-Anglais, La Chapelle, Vieux-Pont, Percy-Plainville, Ouville, Ecajeul, Bretteville, Thièville, Donville, Bel-Air et Falaise, comportent un «mobilier» de 150 chevaux, 400 à 500 bêtes à cornes et parfois jusqu’à 2000 porcs à l’engraissement sans comprendre dans ce nombre l’élevage de la Chapelle.
Comment on fabrique un camembert : La fromagerie de Saint-Maclou reçoit chaque jour des particuliers 15000 litres de lait auxquels viennent s’ajouter les 1600 litres de la production des fermes que nous venons d‘énumérer. Le lait destiné à la fabrication du camembert devant être utilisé dans un délai aussi rapproché que possible du moment de la traite, une douzaine de voitures garnies de bidons vont le collecter au domicile des fournisseurs deux et trois fois par jour. Ce lait, mesuré déjà une première fois par le garçon livreur est reçu à son arrivée à l’usine, dans un récipient taré qui établit un contrôle rigoureux. Il est ensuite basculé dans un bac, après avoir été réfrigéré s’il s’agit de la traite du soir. Le lait débarrassé de ses moindres impuretés par son passage dans des tamis extrêmement fins est amené dans un appareil à chauffage tubulaire à vapeur, qui le porte par le principe du bain-marie à une température de 28 à 30 degrés. Ce chauffage a pour but d’assurer l’homogénéité de la masse traitée et une acidification convenable. Un système de canalisation amène ensuite le lait dans une gouttière à multiples issues, puis dans de vastes récipients où va avoir lieu l’emprésurage. La présure est un liquide qu’on extrait du quatrième estomac des jeunes veaux qui n’ont pas encore reçu d’autre aliment que le lait. Ce liquide a la propriété de coaguler le lait avec une telle force qu’une partie de présure suffit à en coaguler 600.000 parties. Pratiquement on emploie 25 centimètres cubes de la présure du commerce par 100 litres de lait. L’emprésurage est une opération délicate qui nécessite un tour de main spécial : pendant qu’on ajoute le coagulant le lait doit être brassé verticalement; un mouvement circulaire compromettrait la bonne cohésion du caséum. Au bout d’une heure et demie, la coagulation est parfaite et l’on est en possession d’une masse homogène faiblement consistante et dont les cassures présentent un reflet porcelainique. Le récipient où elle est contenue est alors placé sur de petits chariots ronds et bas que l’ouvrier déplace avec lui pour la mise en moule.
Le moule est constitué par un cylindre sans fond en tôle étamée, d’une contenance de deux litres pour les fromages ordinaires et d’un litre pour les petits camembert. Ils sont alignés en longues files sur des tables en bois, recouvertes d’une natte en jonc, exactement semblable à celles qu’on utilise pour la fabrication des stores et entre les interstices de laquelle s‘égouttera lentement le petit lait qui sera recueilli pour l’alimentation des porcs. Inutile de dire que moules, nattes, tables, sont après chaque opération l’objet d’un ébouillantage et d’un lavage minutieux. Avant que le caséum ne soit déposé dans les moules, ceux-ci sont aspergés au vaporisateur d’un liquide contenant des ferments qui se développeront au séchage sous forme de cultures microbiennes d’une belle couleur blanche qui formeront la robe du fromage et augmenteront sa saveur. Le lait coagulé est épuisé à l’aide de louches dans le bassin en évitant les cassures de la cuillerée, ainsi prélevée. Tous les moules d’une dalle reçoivent ainsi une première cuillerée, puis une seconde et ainsi de suite, c’est-à-dire que l’ouvrier devra revenir cinq fois au même moule avant que celui-ci ne contienne les 2 litres nécessaires à la confection d’un fromage. Or, l’usine de Saint-Maclou en fabrique de 7000 à 8000 par jour. L’égouttage demande de 8 à 12 heures; des radiateurs à vapeur maintiennent dans les salles une température de 18 à 20 degrés. Les fromages retournés restent à l’égouttage et sont salés le surlendemain du jour où ils ont été fabriqués. Le salage s’opère en roulant le fromage dans le sel par la tranche et sur l’une et l’autre face. Cette opération doit être faite avec le plus grand soin car la bonne conservation du produit en dépend. Le fromage ainsi imprégné passe dans une pièce où la température relativement basse favorise l’absorption du sel. Des monte-charges emmènent ensuite les planches chargées de camembert aux étages, où des wagonnets circulant sur voie Decauville les répartissent dans les hâloirs. Les hâloirs ou séchoirs sont constitués par des files de hautes étagères supportant de légères claies de bambou et séparées par d’étroites allées. Les hâloirs de Saint-Maclou peuvent contenir 250.000 fromages. Les camemberts y séjournent suivant la saison de 15 jours à un mois; ils sont ensuite triés, non suivant leur qualité qui est uniforme, mais selon leur présentation , enveloppés d’une feuille de papier paraffiné et emballés dans une boîte de bois.
LES SERVICES DE LA FROMAGERIE : La fromagerie de Saint-Maclou est une sorte de petite ville autonome qui subvient elle-même à la plupart de ses besoins. La force motrice lui est fournie par une machine à vapeur monocylindrique de 40 chevaux et occasionnellement par une seconde machine de secours. Une dynamo Gramme fournit partout la lumière, actionne les monte-charges et les pompes. L’installation frigorifique comprend un compresseur et un appareil à saumure. Une salle d’écrémage et de beurrerie munie de deux écrémeuses, d’un réfrigérateur et d’une baratte Garin de 2000 litres permet l’utilisation en beurre de l’excédent de lait pendant les mois d’été. La production journalière est alors de 600 kilos de beurre d’excellente qualité. La quantité considérable d’avoine et d’orge nécessaire à l’alimentation des chevaux et des porcs est reçue dans un silo à grains, puis élevée par une chaîne à godets dans des chambres situées au dessus d’une salle de meunerie où sont installés des moulins aplatisseurs et concasseurs. Un laboratoire est pourvu des instruments utiles à l’analyse du lait et à la préparation des ensemencements. Plus loin, les claies, planches et boiseries sont ébouillantées, rincées et séchées à l’étuve. Un dispositif analogue fonctionne en bas pour le rinçage des moules et bidons. L’usine de Saint-Maclou occupe 85 à 90 ouvriers. Tout cet important personnel est nourri et couché. Les garçons occupent un corps de logements où des chambres avec lit individuel leur sont réservés par groupe de 5 à 6. Chaque ménage dispose d’un appartement particulier dans une autre aile de l’usine. Il n’est pas employé de jeunes filles. Le réfectoire et les cuisines occupent tout le rez-de-chaussée d’une élégante villa dont le premier étage est réservé aux appartements de M. et Mme Bonnetot, directeur et maîtresse de fabrication. Les repas sont pris en commun au son de la cloche à 7 heures ½, midi et 7 heures du soir. Le service est fait par tables de 10, les hommes de chaque corporation ou spécialité étant réunis à la même table. On achève en ce moment à Saint-Maclou d’immenses citernes à cidre en ciment armé à revêtement intérieur de verre qui pourront contenir le jus des quelque 20.000 hectolitres de pommes qu’en moyenne année on récolte sur la propriété.
LES SERVICES ANNEXES NE SONT PAS MOINS IMPORTANTS : Dans l’atelier de charronnage est fabriqué de toutes pièces le matériel roulant, voitures, banneaux, charrettes, brouettes, etc et l’on y procède aux réparations fréquentes que nécessite obligatoirement une exploitation journalière et intensive. A côté, on trouve la maréchalerie et le ferrage, plus loin, l’atelier de ferblanterie où se fabriquent et se réparent bidons, bassins et moules; l’atelier du menuisier des soins duquel relèvent la confection et l’entretien des dalles à fromage, des planches, claies et hâloirs; la lingerie; la buanderie où se lessive par monceaux le linge du personnel; l’atelier d’ajustage avec son outillage complet qui permet les réparations courantes aux machines, etc., etc., tout en un mot ce qui est nécessaire ou simplement utile à la marche régulière et méthodique d’une grande industrie.