Fromagerie de l'Être Corneillet, de Mallet à Marguerite, Saint-Sauveur-de-Carrouges (61)

Saint-Sauveur-de-Carrouges l'être Corneillet 1909

LAITERIE DE SAINT-SAUVEUR-DE-CARROUGES par Gérard Clouet.

En 1919, lorsqu'à l'est de la forêt d'Écouves la fromagerie de Tanville (61)*1 peine à survivre, de l'autre coté du massif, Léon Mallet (1891-1988) tente sa chance à Saint-Sauveur-de-Carrouges où il crée une laiterie fromagerie à l’Être Corneillet. Fils de jardinier de Condé sur Sarthe (61), il gére avec son frère Jules un commerce d'expédition de beurre, d’œufs et de volailles. Quand il est appelé pour ses obligations militaires, il déclare être employé de commerce. Exempté de service en 1912, il est pourtant rappelé en décembre 1914 et affecté dans les services auxiliaires du 130ième RI caserné à Mayenne puis versé au 92ième RI de Clermont-Ferrand en février 1917. Il se marie avec Geneviève Cador (1893-1984) à Alençon (61) le 11 novembre 1918, le jour de l'armistice. Aussitôt démobilisé en septembre 1919, il quitte son affaire d'expédition et s'installe à Saint-Sauveur-de-Carrouges pour fonder une laiterie fromagerie à l'Être Corneillet. Leurs deux filles y naissent Geneviève en 1920 et Michelle en 1922.

1915 ca Léon Mallet à gauche Jules Mallet à droite

Le recensement de 1921 indique que Mallet emploie 5 fromagers et 4 chauffeurs. Françoise Mallet la troisième fille du couple née en 1924 à Sablé-sur-Sarthe interrogée par son fils*2 se souvient : «Le départ de nos parents, c’est quand ils comprennent après la naissance de leurs deux petites filles qu’ils auraient du mal à les élever dans cette maison isolée, loin de toute école. Mamie n’avait pas de quoi s’ennuyer avec ses enfants. Elle tenait aussi les comptes de la fromagerie. Après des recherches, par un notaire de Sablé dans la Sarthe, ils ont eu une proposition de maison très intéressante.  La fromagerie est un métier difficile qui demande beaucoup de surveillance. Papa a alors décidé de lancer à Sablé une beurrerie. Il s’associera avec le frère de Geneviève, Paul Cador"..

1920 st sauveur de carrouges fromagerie personnel salle de fabrication

Léon Mallet vend donc son établissement au printemps 1924 à Elie Desbarbieux et part monter une nouvelle affaire avec son beau-frère à Sablé-Sur-Sarthe (72) : « la beurrerie des tilleuls ».

C'est au hasard des recherches dans la presse qu 'ont pu être trouvées au sujet de Elie Desbarbieux (1873-1961) les informations révélant qu'il est originaire de Roubaix (59). Au moment d'accomplir son service militaire de 1893 à 1897 il exerce le métier de comptable. D'abord au 1ier RAT avant de passer à la première section de secrétaire d'état major. Libéré il retourne à Roubaix. Rappelé en août 1914 il est détaché à l'état major de subdivision d'Albi et de Carcassonne. Dans les premiers temps de son installation à Saint-Sauveur, Elie Desbarbieux ré-utilise l'étiquette originelle de Léon Mallet illustrée d'une vue de la maison de l'être Corneillet. Mais rapidement afin de disposer de plus de moyens financiers, Desbarbieux s'associe fin juin 1924 avec Paul Willemo*3 son voisin habitant « Les Nouettes » à quelques centaines de mètres de l'être Corneillet qui vient de retirer ses actifs de la société de la fromagerie Rouzé de Tanville. Willemo est lui aussi originaire du Nord. Il est possible que ces familles Rouzé, Willemo, Desbarbieux soient des réfugiés du Nord fuyant en 1914 devant l'invasion allemande et qui ont cherché comme beaucoup d'autres à se reconstruire au sortir de la grande guerre*4. Les camemberts sont vendus sous le vocable « Domaine des grands prés » mais toujours en utilisant l'illustration originale représentant l'Être Corneillet. La société fonctionne à peine deux ans et à la fin de 1925 elle est revendue à André Lecourtois (1889-1955).

Desbarbieux-01 (Cornillet d1nv) Willemo-01nv (Cornillet W01) Pontavice-02nv (Carrouges 61)

Elie Desbarbieux quitte la Normandie et retourne dans le Nord. Il poursuit sa carrière militaire dans la réserve devenant lieutenant en 1933. Cette même année il habite Lille quand il est décoré de la légion d'Honneur . L'année suivante il accède au garde de lieutenant honoraire. À cette occasion le Journal Officiel du 7 novembre 1934 indique à l'occasion de son accès au grade de lieutenant honoraire, qu'il demeure à Saint-Sauveur de-Carrouges ce qui n'est pourtant plus le cas. Paul Willemo par contre encore présent à Saint-Sauveur-de-Carrouges au cours de l'année 1926 quitte la Normandie pour retourner à Templeuve (59) où il est né en 1878. Il fait paraître en novembre 1931 dans le journal « Le Grand Echo du Nord de la France » l'annonce suivante : «  Je recherche sans intermédiaires , bon tabac-buvette, possède 150 000 liquides et sérieux garantis Paul Willemo, rue Cavée Templeuve. »

Son successeur André Lecourtois, originaire de Flers (61), est chef de bureau aux services maritimes et réside à Sainte Colombe prés Vernon (27) quand il est incorporé en 1910. Libéré en septembre 1912, il se marie en décembre et réside dans le XVIIème arrondissement de Paris (75). Il est rappelé en août 1914 et versé à la 32ième brigade coloniale. Devenu sergent en 1917, il rejoint le 37ième RIC puis le 1ier RIC en février 1918. Envoyé sur le front d'orient à Salonique, il est rapatrié malade en juillet 1918 et placé en sursis d'appel de mai à juillet 1919 comme chef de bureau à la société des mines de Macassar (Algérie). Démobilisé, il revient à Paris où naît en 1923 sa fille Arlette. Installé dès le début de 1926 à Saint-Sauveur-de-Carrouges, il poursuit la fabrication avec l'aide de 7 fromagers. Selon le recensement de cette même année, le couple emploie également une femme de chambre et un jardinier. Mais les temps restent difficiles et manifestement André Lecourtois peine à tenir à flots son entreprise. C'est sans doute ce qui le conduit en mai 1930 à proposer à Lavalou du Bourg Saint Léonard, avec qui il est régulièrement en relation, de lui vendre son affaire. Celui lui répond : «  […] j'ai réfléchi à votre affaire. Mes enfants trouvent que nous avons assez de tracas pour entreprendre autre chose et nous sommes de leur avis.Mais vous pouvez trouver un acquéreur par ailleurs et c'est ce que vous avez de mieux à faire. […]*5. André Lecourtois va suivre ce conseil, et une fois la vente effectuée, il regagne Paris où il décède en 1955.

C'est Charles du Pontavice ( 1909-1991) de Bazouges des Alleux (53) qui se porte acquéreur. En 1931 il emploie 2 fromagers, 2 laitiers, 2 chauffeurs, 1 comptable et 1 cuisinière.... mais il n'arrive probablement pas à établir l'équilibre économique de la fromagerie qui est à nouveau à vendre au cours de cette même année. L'affaire est reprise par Paul Guérinot (1879-1962) patron de fromagerie à Saint-Ange-et-Torçay (28)*6. Pour faire fonctionner la fromagerie, il recrute un directeur : Maurice Marguerite (1906-1988) . Originaire de Cahagnes (14), il a commencé sa carrière Saint Georges d'Aunay (14) à la Société Laitière des Fermiers Normands Après son mariage en 1929 avec Denise Guérard (1909-2016) et la naissance de sa fille Andrée cette même année, il est affecté brièvement à la fromagerie de Vaux sur Aure (14) rachetée peu de temps auparavant par la SLF.N.*7 Puis afin de parfaire sa formation il quitte la Normandie pour la Charente (16). Le couple Marguerite s'installe en 1933 à Saint Sauveur où naissent leur deux fils, Gérard en 1935 et Bernard en 1941. Le recensement de 1936 laisse à penser que la situation économique de la fromagerie de l'Être Corneillet s'est améliorée puisque l'entreprise compte 1 chef fromager René Lang originaire de Haguenau (67), 3 fromagers, 3 chauffeurs, 1 chauffeur d'usine, 1 cuisinière et 1 aide de culture. Denise Maurice assure la gestion comptable mais met aussi la main à la pâte en participant directement à la production.*7 Pendant la drôle de guerre, Maurice est mobilisé et Denise Marguerite le remplace à la tête de la fromagerie jusqu'à son retour quelques semaines plus tard. Elle a la réputation d'être une femme déterminée et avec elle les affaires tournent rond.*8

 

 

St Sauveur de carrouge (l'Être Corneillet 2018)

Photo de la maison de l'Être Corneillet prise en 2018. Elle est habitée de nos jours par une famille anglaise.

En 1942 la société Guérinot a des démêlés avec les autorités de Vichy. Le préfet régional de Rouen condamne Paul et son fils Jean (1910-2005) à six mois d'internement administratif au camp de Gaillon (27) « pour irrégularités dans le ramassage et la vente des produits laitiers,et une amende administrative de deux millions pour d'importantes irrégularités dans le ramassage et la vente de produits laitiers »*9. Le secrétaire d’État ministre de l'agriculture et du ravitaillement du gouvernement de Vichy Jacques Leroy-Ladurie aggrave la peine et la porte à un an d'internement et à une amende de deux millions. Et les autorités de Vichy ne manquent pas l'occasion de donner à cette affaire un retentissement national dont la presse se fait l'écho à l'unisson ( Le Journal de Paris, La Croix, l'Oeuvre, L'Action Française, Le Petit Méridional, Le Petit Dauphinois...). En outre la décision est prise de le révoquer de ses fonctions de maire *10. La laiterie-fromagerie de Saint Sauveur poursuit son activité , et en 1943 elle est victime des vieilles pratiques de fraude puisque : « En mai dernier, la dame Sinultère. née Cousin Marie, 71 ans, cultivatrice à Saint-Didier, a fourni du lait écrémé pour du lait entier à la Laiterie de St-Sauveur-de-Carrouges, écrémage à 30 %. «  Je ne croyais pas mal faire, déclare la prévenue, car j'étais payée au degré de matières grasses « . Cette explication n'est pas admise du tribunal qui prononce une condamnation à 500 francs d'amende. »*11 Et la gestion n'est sans doute pas tous les jours facile pour le couple Marguerite puisque : « Le 27 juillet [1943], Eugène Bertin, 21ans, chef fromager et la femme Augustine Blanchon, 37 ans, ménagère, se sont flanqué des coups. Les deux prévenus se rejettent la balle avec véhémence, et il paraît difficile d'y voir clair d'autant plus que les témoins sont également en complet désaccord. Le tribunal inflige 200 francs d'amende à chacun des belligérants. »*11

En mai 1944 Paul Guérinot et son fils Jean déclarent la constitution de la Société d'Exploitation Laitière et Fromagère de Saint-Sauveur-de-Carrouges. Sur les 3000 parts de cette société Jean Guérinot en détient 2250, son père 750 et Maurice Marguerite rentre au capital avec 50 parts et devient officiellement le gérant et Denise assure la comptabilité.*12

Maurice et denise marguerite Maurice Denise Bernard Marguerite-2

L'activité poursuit son cours et en 1954 la fromagerie, dont Maurice assure toujours la gérance, emploie 6 fromagers, puis onze en 1962. Sur la base des étiquettes « Val d'or », et sans qu'on en connaisse les modalités, il semble que la production passe sous le nom de Margueritte. Une de ces étiquettes témoigne également que Margueritte fait appel à Lavalou pour fabriquer des camemberts de cette marque. Dans la perspective de prendre la suite de ses parents Gérard Maurice qui a suivi une formation à l'école nationale du lait d'Aurillac rejoint l'affaire. Et c'est sous son impulsion que la fromagerie de l'Être Corneillet innove en élargissant la gamme de production avec un triple crème « Le Royal Crem » et, à l'instar de ce que Georges Préel a fait à Boucé, en produisant un petit carré «Le Petit Saint Sauveur ». Mais les années qui suivent vont être terribles pour Maurice et Denise Marguerite puisque Gérard met fin à ces jours en 1962 à 27 ans. Son jeune frère Bernard qui s'était engagé dans la marine en fait autant en 1963. *13

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L'affaire est vendue à Hutin qui vient d'acheter les établissements Mallet de Condé-sur-Sarthe (61) créé par Jules Mallet le frère de Léon. Il reprend les marques « Le Saint Sauveur » et « Le Carrouges » qu'il fait fabriquer un temps à Mantilly (61) le temps de procéder aux travaux de modernisation de Condé-sur-Sarthe.*14 M.Rubigni le chef fromager de Saint-Sauveur est recruté par Préel de Boucé.*15 Maurice et Denise Marguerite poursuivent un temps le négoce du fromage avant de prendre leur retraite à Saint-Sauveur dans la maison qu'ils ont fait construire. Après un séjour à la maison de retraite de Carrouges (61) pour accompagner Maurice, Denise revient vivre dans sa maison de Saint Sauveur. Elle ne retourne à Carrouges qu'à un âge avancé et y décède à....107 ans. Aujourd'hui l'Être Corneillet est devenu la propriété d'une famille anglaise. Il reste encore une énigme à résoudre à Saint Sauveur, celle d'un camembert produit sous la marque Witalis-Bouchard pour lequel aucune information n'a pu à ce jour être mise au jour.

SOURCES : *1 Voir notice du même auteur. *2 Lesage François. Voir son arbre généalogique sur Généanet. *3 Le journal de l'Orne 12/07/1924. *4 Voir notice Delarchamp à Chanu du même auteur. *5 Archives Lavalou AD 61 247 J. *6 Voir Notice Serge Schéhadé rubrique Ile de France. *7 Discours de Mme Espallargas-Adam directrice de la maison de retraite de Carrouges pour les 100 ans de Denise Guérard mai 2009. *8 Souvenirs de Andrée Marguerite rapportés par sa fille Giroud Annette. *9 Ouest Eclair 25/08/1942. *10 Journal Officiel 08/08/1942. *11 Le journal de l'Orne 15/10/1943. *12 Le journal de l'Orne 19/05/1944. *13 Giroud Annette communication orale. *14 Bertrand Gillot (gestionnaire de Mantilly en 1962). *15 Voir notice du même auteur. Iconographie: collections Besnier, G.Clouet, archives familles F.Lesage, A.Giroud.

Gérard Clouet [Camembert-Museum, première publication le 05 juin 2021]

Date de dernière mise à jour : 05/06/2021