Fromagerie Barzy-en-Thiérache (02)

LA FROMAGERIE DE BARZY-EN-THIÉRACHE (02)

Entre Barzy-en-Thierache et Le Nouvion-en-Thierache court une rue appelée Rue de la Laiterie. De 1905 à 1989, il y avait, en effet, une laiterie dans le hameau de Lalouzy. Il ne reste plus grand-chose à voir maintenant, mais si on regarde de la Sambre à la grande cour arrière du numéro 14, on peut encore découvrir les traces des granges. Cette laiterie ressemblerait aux autres dans l’histoire de l’élevage et de l’industrie laitière de la Thierache, si ce n’était du fait qu’une petite ensemble des Hollandais y travaillait depuis les années trente. Ce n'était pas inhabituel à l'époque: il y avait bon nombre d’immigrants en France et les Hollandais s'installaient principalement comme agriculteurs dans le Nord. Dans le paysage et dans l'histoire, ce petit morceau de coopération Franco-Néerlandaise est devenu invisible. Jusqu'à un jour du printemps 2023 où Thérèse Quenon, petite-fille par alliance d'Amédée Schreinemacher, se présente à la mairie de Barzy-en-Thierache, car elle veut connaître l'histoire de ce fromager Hollandais pour ses fils. Et jusqu'à, une semaine plus tard, par coïncidence, Liesbet van Zoonen, petite-fille de Bart Zielman, se présente à la même mairie, parce qu'elle veut savoir ce que son grand-père Hollandais a fait en France. La mairie les met en contact. Liesbet parvient également à retrouver Jacqueline Blank, d’un lontain degré de parenté avecHenri Kerssens et Cristel Haution-Sarac une arrière-petite-fille d'Amédee, dont le père Eric Haution fut le dernier propriétaire de la laiterie. Ensemble, ils ont reconstitué l'histoire du fromage de leurs grands-pères.

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Les archives régionales ne contiennent aucune information sur la laiterie, mais elle apparaît dans les fichiers numériques de la Bibliothèque Nationale de France. La laiterie est créée en 1905 sous le nom de Société Anonyme LAITERIE DE LALOUZY-BARZY. Elle devait déjà avoir un propriétaire étranger car la même année, la laiterie a remporté une médaille d'or du département pour le meilleur beurre et une médaille de bronze pour le meilleur fromage dans la catégorie « exposants étrangers ».1 Un an plus tard, la laiterie adhère au Syndicat de Laiteries de Thierache qui vient d'être créé pour s'assurer que toutes les laiteries appliquent les mêmes standards de qualité.2 Mais la laiterie fait faillite. En 1914, la propriété et tout son inventaire sont mis en vente dans Le Guetteur de Saint Quentin et de l'Aisne, un journal local fort apprécié. 3 Les archives ne révèlent pas ce qui se passera ensuite, mais il semble peu probable que la laiterie reste en activité pendant la Première Guerre mondiale. La Thiérache devient le champ de bataille des armées françaises et allemandes. L'Allemagne prend le contrôle de la zone autour du Nouvion-en-Thiérache. Les pâturages ne sont pas entretenus et les bovins sont tués. 4

Après la guerre, la production de lait, de beurre et de fromage en Thiérache ne reprend que lentement. Non seulement beaucoup de choses ont été détruites, mais trop peu d'hommes reviennent vivants ou en bonne santé pour pouvoir faire le travail à la ferme et dans les laiteries. Le gouvernement Français conclut donc des accords avec les pays voisins pour recruter de la main-d'œuvre pour l'industrie et les zones rurales. Les agriculteurs Néerlandais sont particulièrement bienvenus en raison de leur formation importante et approfondie; les fromagers sont également connus pour leurs méthodes avancées.5 Dans le même temps, l'agriculture Néerlandaise traverse sa propre crise parce qu'il y a trop d'hommes pour trop peu de travail et de terres. En conséquence, le gouvernement Néerlandais encourage à son tour l'émigration à l'étranger. La plupart des émigrants se retrouvent dans le nord de la France parce qu'elle est proche et qu'en termes de qualité des sols et de climat elle correspond aux Pays-Bas. En 1921, il n'y avait qu'environ deux cents personnes, mais au milieu des années trente, leur nombre a presque décuplé. Un nombre relativement important de fromagers Néerlandais s'installent donc dans la Thiérache parce que l'utilisation des pâturages est très similaire à celle des Pays-Bas. La présence d'une quinzaine est connue, mais la liste n'est pas complète. La fromagerie de Lalouzy est passée entre les mains d'Amédée Schreinemacher de Maastricht au début des années trente. Bart Zielman et Hendrik Kerssens le rejoignent, tous deux originaires de la province de Noord-Holland.

Amédée Schreinemacher Bart Zielman Henri kerssens

Amédée Schreinemacher (1896-1960)                           Bart Zielman (1903-1940)                                 Henri Kerssens (1912-1991)

Amédée Émile Schreinemacher était un candidat peu probable pour devenir fromager. Son grand-père était médecin et son père avocat. Son oncle était même conseiller de la reine régente Emma.6 La famille avec sept enfants vivait dans la Breedestraat à Maastricht où vivaient les notables de la ville. Mais Amédée ne s'entendait pas bien avec son père et il partit très jeune pour Tilburg pour travailler comme employé de bureau. Là, il est devenu membre de l'Algemeen Nederlands Verbond, une association qui adhère à l'idée de la Grande-Hollande dans laquelle les Pays-Bas, la Belgique et une partie du nord de la France forment un grand État, appelé Dietsland. Quoi qu'il en soit, en 1924, il épouse la française Emilia Flament. Son père n’a pas approuvé et a déshérité Amédée. Néanmoins, il continue son aventure Française. Il s'installe au Cateau-Cambrésis où il est enregistré comme négociant en céréales et aliments pour animaux. En 1930, ils s'installent avec leurs trois enfants dans le bourg de Bergues-sur-Sambre, sur l'actuelle rue Charles de Gaulle.

On peut déduire d'un rapport du 26 novembre 1933 du Grand Echo du Nord qu'il se porte bien. Un jeune homme ivre avait volé une voiture avec laquelle il entra en collision avec la voiture d'Amédée, qui ne s'en tire miraculeusement qu'avec quelques égratignures. Cependant, sa voiture a été gravement endommagée. L'histoire et la photo montrent clairement qu'Amédée gagnait assez bien sa vie pour s’offrir une voiture Talbot. À l'époque, c'était synonyme de luxe et coûtait des millions de vieux francs. Rien n'indique qu'il investira dans une fromagerie. Cela n'arrive qu'à la fin des années trente lorsqu'il achète la fromagerie de Lalouzy. Il l'a nommé la Tricolore, peut-être parce que la laiterie fabrique un tel type de fromage ou d'après le drapeau rouge, blanc et bleu de la France et des Pays-Bas.

Amédée trouve en le Néerlandais Bart Zielman quelqu'un qui peut l'aider. Bart vient d'une famille d'agriculteurs et a travaillé dans une fromagerie de renommée internationale à Hoogkarspel en NoordHolland jusqu'au milieu des années trente. Mais la crise agricole frappe la aussi et il perd son emploi de deuxième fromager. Il part pour La Groise (à environ huit kilomètres de Barzy dans le département du Nord) pour travailler dans la laiterie de Jan Blaauboer, également Hollandais. Son frère Jan Zielman est aussi devenu fromager, mais à Fuygerolles près de Calais, avec encore un autre Hollandais. Bart a obtenu ses diplômes de fromager aux Pays-Bas et ses talents peuvent être utilisé de nombreuses façons. Après un an à La Groise, il en a marre ! en plus, chez Amédée, il peut devenir chef fromager.

Avec sa femme et ses deux filles, il s'installe à la laiterie de Lalouzy pour fabriquer du Gouda, de la Mimolette, du fromage blanc, de la crème et du beurre. Le fromage Mimolette est une variante du fromage Néerlandais Edam et est populairement appelé ‘tête de mort’ en raison de sa forme. Bart peut fabriquer tous ces fromages grâce à la formation qu'il a suivie aux Pays-Bas à l'Association Laitière Néerlandaise.

Sa famille est également heureuse à Lalouzy. Les filles Everdien et Jannie deviennent amies avec les enfants Schreinemacher qui ont le même âge. En été, ils jouent avec eux dans la rivière derrière la laiterie, la Sambre. À l'école, elles apprennent des chansons Françaises dont elles se souviendront jusque tard dans leur vie. Mais ensuite, le désastre frappe. Bart a contracté la tuberculose, probablement parce qu'il travaille avec du lait cru jour après jour et qu'il en a sans aucun doute bu. Il dut retourner aux Pays-Bas avec sa famille et un an plus tard, en 1940, il mourut à l'hôpital.(7) Avant cela, il avait placé une annonce pour Amédée dans un journal néerlandais pour trouver un nouveau fromager : “ Il faut de l'expertise. Bon salaire.” Henk Kerssens, un jeune paysan célibataire d'Akersloot, vient ici.

Le 29 novembre 1939, à l'âge de 27 ans, Henk part pour la France à moto, où, comme il le raconte à sa famille, « commencer une petite fromagerie ».8 Il reprend les activités de Bart et s'installe dans la laiterie. Les Français l'appellent Henri et ainsi il traversera la vie. Au début de la guerre, sa famille s'inquiète. L'une des routes d'attaque Allemandes passe par la Thiérache et lorsque son père et sa mère n'ont pas de nouvelles d'Henri pendant des semaines, ils envoient une lettre au service de renseignement de la Croix-Rouge. Mais Henri doit faire attention à ne pas être mis au travail en Allemagne et peut être entré dans la clandestinité. La famille n'a repris contact qu'après la guerre. Puis Henri reçoit un certificat de bonne conduite du maire de Barzy avec lequel il peut demander un visa pour voyager aux Pays-Bas.

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Après la guerre, Amédée tente de reconstruire sa laiterie. Henri est toujours employé par lui et est le moteur principal de la laiterie. Il a des habitudes régulières: une cigarette par jour pendant sa pause, et un repas de fromage cottage, soupe de poireaux avec du pain et du beurre salé. Il fait progressivement partie de la famille. Il devient parrain de l'un des enfants et les emmène aux Pays-Bas pour les présenter à sa famille à Akersloot. De là, il n'y a qu'un petit pas jusqu'à Volendam, la station touristique Néerlandaise classique où on peut prendre une photo pour un florin en costume traditionnel. Henri a travaillé dans la laiterie jusqu'à un âge avancé; d'abord pour Amédée, puis pour les enfants qui ont repris la laiterie.

La famille travaille de longues heures à la laiterie. On va chercher le lait chez les fermiers des environs deux fois par jour - à cinq heures du matin et à cinq heures de l'après-midi - par camion. Une quarantaine d'agriculteurs fournissent environ trois mille litres de lait par jour à la laiterie. Là aussi, nous voyons l'influence Hollandaise, car en plus des Holsteiners, les agriculteurs ont aussi beaucoup de vaches noir-et-blanc. Pour Henri, la journée commence tout aussi tôt. Il s'assure que les chaudières à charbon dans lesquelles le lait est pasteurisé atteignent la température requise. Avant la guerre, cela n'aurait pas été très différent, bien que le lait soit encore collecté à cheval et en charrette.

Après pasteurisation, le lait est versé dans un énorme récipient et mélangé avec, de la présure et du colorant à base d'extrait de carotte. Deux heures plus tard, le lait est « caillé » et prêt à être coupé et pressé dans des moules. Dans ceux-ci, les fromages s'égouttent. Le fromage entre ensuite en cave pour être affiné : un à deux mois pour les jeunes Mimolettes et un an pour les vielles boules dites « têtes de mort ». La fromagerie fabriquait également du fromage de Gouda, du fromage cottage, du beurre et de la crème pour une petite partie. Chaque produit a été vérifié par Henri pour sa teneur en matières grasses et l’acidité du lait. Le fromage était vendu dans le Nord, notamment autour de Lille, sur les marchés ou en gros.

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Au milieu des années soixante-dix, la laiterie passe entre les mains d'Eric, petit-fils d'Amédée. La laiterie est dans la famille depuis une quarantaine d'années et a reçu une place permanente dans le village, pas seulement à cause du fromage. Jusqu’après la guerre, une grange de la laiterie a servi d'arrêt de bus pour les écoliers de la région qui y garaient leurs vélos. Avec le camion de la laiterie, ils ont ensuite été emmenés ensemble à l'école de Nouvion et récupérés dans l'après-midi. Mais dans les années quatre-vingt, les défis deviennent de plus en plus grands. Par rapport à d'autres dans la région qui traitent facilement environ 10 000 litres de lait par jour, la laiterie a toujours été petite. Le faible chiffre d'affaires devient trop faible au fil des ans pour supporter la hausse des coûts. Les installations doivent être modernisées et il devient de plus en plus difficile de recruter du personnel dans les zones rurales. Les fromagers Hollandais enthousiastes ne viennent plus. De plus, le géant laitier Nestlé est dans la région et peut offrir aux agriculteurs des prix plus élevés pour leur lait. Eric n'en peut plus et en 1989 la Laiterie de Barzy ferme définitivement ses portes.

(1) Bulletin de la Société départementale d'agriculture de la Nièvre, 1905-02-01. Gallica BNF, Identifiant : ark :/12148/bpt6k6245683p

(2) L'Est républicain, 3 septembre 1906. Gallica BNF, Identifiant : ark :/12148/bpt6k7492704j

(3) Le Grand écho du Nord de la France. 1er juin 1914. Gallica BNF.

(4) Azambre G. (1929) L'industrie laitière en Thiérache et dans le Hainaut français. In : Annales de géographie, p. 561 à 576 ;

(5) André Papault (1933). Le Rôle de l'immigration agricole étrangère dans l'économie française. Thèse pour le doctorat ; Université de Paris. Faculté de Droit

(6) Entre 2022 et 2024, une descendante de la famille, Mme Liesje Schreinemacher, a été ministre du Commerce extérieur et de la Coopération au développement du gouvernement néerlandais.

(7) Souvenirs personnels de Liesbet, petite-fille de Bart.

(8) Souvenirs personnels de Jacqueline Blank, descendante de Henk.

Cet historique vous est offert par : Liesbet van Zoonen, Cristel Haution - Sarac Thérèse Quenon, Jacqueline Blank.

 

 

 

 

 

 

 

Date de dernière mise à jour : 28/09/2024