Photo des années 1930 avec les bureaux à droite et la salle de fabrication à gauche.
Au cours du 1er quart du 20ème siècle, le commerce du gruyère va prendre une importance considérable dans des départements comme le Doubs et le Jura. Certaines grandes firmes comme les maisons Bel de Lons-le-Saunier, Graf de Dôle, Gerber de Pontarlier s’organisent pour exporter et vendre à l’international, leurs représentants sillonnent le monde, et leur emprise sur les coopératives qui ne peuvent subsister sans elles est très grande. Cet essor n’empêchera pas cependant ces maisons de se disputer entre elles devant les tribunaux pour s’approprier le terme de « Crème de Gruyère » un produit nouveau, de bonne conservation et très en vogue…… Après un premier procès à Paris, dans les années 1920, gagné par les Frères Graf, la Chambre syndicale des affineurs et négociants en gros de gruyère, va faire appel de cette décision :
Cour d’Appel de Besançon, le 26 février 1930:
Propriété Industrielle-Marque-Dénomination Générique-Absence de droit Privatif-Crème de Gruyère-Syndicat Professionnel-Action en Justice-Intérêt Corporatif.
L‘expression « crème de gruyère », d'un usage courant pour désigner les fromages de gruyère fondus, mis en boîte, et présentés au public sous forme de pâte, ne peut constituer une marque susceptible de créer un droit privatif. Une chambre syndicale est recevable à exercer une action pour la protection d'un intérêt corporatif, et il est indifférent que, partie seulement des adhérents de ladite chambre fabrique le produit à l'occasion duquel naît le litige.
Spécialement, elle a intérêt à faire décider si les mots « crème de gruyère » constituent ou non une marque, afin que l'ensemble de la profession qu'elle représente soit fixé sur le point de savoir si l'on peut ainsi dénommer les gruyères transformés, sans commettre un acte de contrefaçon ou de concurrence déloyale.
Société Anonyme des Anciens Etablissements Graff Frères C. Bel et Picon.)
ARRÊT - LA COUR ; « Sur la recevabilité de l'action intentée par la Chambre syndicale :
Considérant qu'aux termes de la loi du 21 mars 1884, modifiée par celle du 12 mars 1920, une chambre syndicale est en droit d'exercer une action pour la protection d'un intérêt collectif, réparation d'un préjudice direct ou indirect à l'intérêt corporatif ; qu'il est indifférent pour la recevabilité de l'action susvisée que partie seulement des adhérents de la chambre syndicale fabrique le produit à l'occasion duquel naît le litige ;
Considérant que l'ensemble des affineurs, négociants en gros de gruyère français; a un intérêt collectif à ce que le gruyère sain, mais peu propre à être consommé en l'état, puisse être vendu après transformation ; qu'il est de l'intérêt corporatif de laisser libre jeu à la loi de l'offre et de la demande et d'éviter la constitution d'un monopole de nature à peser sur les prix que la chambre syndicale a en outre intérêt à faire décider si les mots « crème de gruyère » constituent ou non une marque, afin que l'ensemble de la profession qu'elle représente soit fixé sur le point de savoir si l'on peut ainsi dénommer les gruyères transformés sans commettre un acte de contrefaçon ou de concurrence déloyale ; que dès lors, l'action exercée par elle ayant pour but de soutenir les droits revendiqués par la profession dans son ensemble, de poursuivre la réparation d'un préjudice direct ou indirect de nature à atteindre des intérêts généraux, économiques et commerciaux dont la défense rentre dans la mission légale des syndicats professionnels, est recevable; Sur le fond :
Considérant que la marque déposée le 10 mars 1925 et dont la nullité est demandée consiste en ces simples mots « crème de gruyère » ; que la société appelante soutient que cette expression est susceptible de constituer une marque, faisant l'objet d'un droit privatif au bénéfice de Graff Frères et d'elle-même, leur ayant succédé à raison de l'antériorité d'usage qu'ils en auraient fait ;
Considérant que ces prétentions ne sauraient être accueillies ; qu'en effet, le mot crème est un mot banal indiquant dans la dénomination des produits alimentaires une idée de supériorité ; que le mot gruyère est le mot générique d'un fromage ; qu'au surplus, le produit vendu sous le nom de « crème de gruyère » est un fromage de gruyère transformé présentant à un stade de fabrication l'apparence d'une crème épaisse ; que les mots « crème de gruyère » sont à considérer non comme une expression générique indicative à la fois de la nature, de la préparation et de la perfection du produit ; que telle était la pensée des Graff frères lorsqu'ils vendaient leur produit sous le nom de crème de gruyère ; que ce fait résulte de documents versés au cours d'une poursuite correctionnelle suivie à Paris contre Graff Gotfried, documents produits dans l'instance actuelle par copies et extraits communiqués à toutes parties, discutés par elles et dont la fidélité n'est pas contestée ; que c'est en se basant sur ces documents que le tribunal de la Seine à la date du 19 nov. 1924, a acquitté Graff Gotfried, jugement confirmé par la cour de Paris, le 6 avril 1925.
Considérant au surplus que si l'on se reporte à un document versé aux débats actuels par la société appelante elle-même, l'on constate que dans le bulletin de l'association amicale des anciens élèves de l'Ecole nationale de l'industrie laitière de Mamirolle, le directeur de cette école, s'occupant de la transformation du gruyère intitule un article « La crème de gruyère et les conséquences économiques de sa fabrication » ; que le fait par un spécialiste, ayant l'autorité du directeur de cette école, de donner un titre aussi général à une étude sur les gruyères transformés, fondus et présentés au public sous forme de pâte enfermée dans une boîte, révèle que l'expression « crème de gruyère » est d'ordre générique et non à elle seule une marque pouvant appartenir à une maison spéciale nettement déterminée ; qu'au surplus, non seulement Gotfried Graff au cours de la poursuite correctionnelle suivie contre lui à Paris, mais la maison Graff frères et la Société anonyme des anciens établissements Graff frères ont, par leurs agissements, démontré qu'il en était ainsi ; qu'en effet, lorsque Graff frères ont transformé leur association en société anonyme, il a été indiqué à l'article 1er des statuts, que cette dernière avait pour objet notamment la fabrication et la vente du fromage, du beurre et plus particulièrement de la crème de gruyère, mais ces derniers mots n'étant ni en italique, ni entre guillemets, il en résultait que c'était au même titre que d'autres matières alimentaires d'usage courant telles que le fromage et le beurre que la société fabriquait la crème de gruyère ; qu'à l'art.1 des mêmes statuts, il est spécifié que Graff frères apportent la marque « gruyère » et toutes autres marques sans exception ni garantie, aucune mention spéciale n'étant faite de la prétendue marque « crème de gruyère » ; qu'il échoit de déduire de ces faits que la Société anonyme des anciens établissements Graff frères comme Graff frères considéraient jusqu'au 10 mars 1925 les seuls mots « crème de gruyère », comme dénomination générique du produit;
Considérant que dès lors cette expression « crème de gruyère » ne saurait constituer une marque susceptible de créer un droit privatif ;
Considérant qu'en admettant même que ces simples mots « crème de gruyère » puissent être considérés comme constitutifs d'une marque, la société anonyme des anciens établissements Graff frères ne saurait invoquer à son bénéfice un usage antérieur et exclusif au produit Graff frères dont elle a pris la suite ; qu'en effet les premières marques déposées par Graf Frères les 18 juillet 1918, et 17 juin 1920 consistaient en trois cercles concentriques de couleurs différentes avec au centre une tête de vache, dans le deuxième cercle les mots « crème de gruyère » aux fleurs du Jura, et dans le troisième cercle en haut : « cream cheese » et au bas « Graff frères à Dôle (Jura), marque gruyère déposée, gruyère extra-fin » ; que la dénomination déposée était donc celle de « gruyère », les mots «crème de gruyère» désignant simplement la nature du produit qui ne se distinguait des autres crèmes de gruyère que par les mots «aux fleurs du Jura» Que postérieurement à la date du 30 juin 1921, Graff frères ont effectué un nouveau dépôt ne différant des précédents que par la substitution au bas du troisième cercle des mots « crème de gruyère au mot « gruyère » ; que dans cette marque complexe comme les précédentes, ces mots « crème de gruyère » intervenant encore pour indiquer la nature du produit ne pouvaient à eux seuls constituer un droit privatif, car ils faisaient corps avec les autres termes, les précédant ou les suivant, dont ils ne pouvaient être séparés, l'ensemble de ces expressions et la gravure les accompagnant formant un tout constitutif de la marque, dont les éléments pris isolément n'avaient aucune portée ;
Considérant d'ailleurs que la maison Graff frères considérait comme constituant la marque non les mots « crème de gruyère », mais plutôt le dessin représentant une tête de vache ; qu'en effet un prospectus adressé par elle en septembre 1921 pour vanter à sa clientèle sa délicieuse crème de gruyère, porte comme en-tête ces mots « crème de gruyère », marque à la tête de vache, universellement connue la première du monde ; que dans un prix courant dont la date n'est pas indiquée mais qui est postérieure à la constitution de cette société en 1922, puisqu'y sont mentionnées deux récompenses obtenues en 1923, la Société anonyme des anciens établissements Graff frères elle-même attire l'attention de sa clientèle, non sur la crème de gruyère en particulier, mais sur celle qui a pour emblème une tête de vache ; qu'effectivement, sur ce prix courant, en forme de tryptique on lit, en gros caractères : « une marque », puis en caractères moyens « la marque Graff Frères est une garantie de supériorité, exigez donc « la tête de vache » (ces quatre derniers mots en très gros caractères), enfin, en petits caractères « Crème de gruyère aux fleurs du Jura » ;
Considérant que, de tous les faits ci-dessus, résulte la preuve qu'antérieurement au 10 mars 1925, date à laquelle la société anonyme a déposé comme marque les mots « crème de gruyère », ces mots à eux seuls et pris isolément n'étaient pas en usage à titre de marque de Graff frères ou de la société anonyme leur ayant succédé.
Considérant que soit des interrogatoires subis par Graff Gotfried lors des poursuites correctionnelles exercées contre lui à Paris, soit du mémoire déposé en son nom lors des dites poursuites résulte que, en Suisse, d'où les frères Graff avaient importé le système de fabrication, le gruyère mis en boîte était toujours vendu sous les noms de « gruyère », « crème de gruyère », « gruyère extra- ~m », ainsi que l'attestaient, ajoutait Graff, les pièces versées à la procédure correctionnelle, pièces aujourd'hui retirées par l'intéressé et qu'il ne représente pas dans la présente instance ; que ces déclarations et mémoire dont extraits ou copies sont produits sans que leur fidélité soit contestée, révèlent que les expressions « crème de gruyère », bien avant le procès actuel, servaient à désigner des produits similaires, étaient tombés dans le domaine public ; qu'elles sont encore d'un usage courant pour désigner les fromages de gruyère fondus, mis en boîte et présentés à la clientèle sous forme de pâte, ainsi que le démontrent à la fois des commandes faites en 1925 par l'autorité militaire, les prix-courants des épiciers indiquant « crèmes de gruyère », d'une façon générale et des prospectus afférents à du matériel pour « la fabrication des fromages à pâte molle dits crème de gruyère, l'Emmental ou autres ;
Considérant que la Chambre syndicale des affineurs et négociants en gros de gruyère obtenant gain de cause n'a pas intenté une procédure vexatoire de nature à occasionner préjudice à la société appelante; Par ces motifs, Et ceux non contraires des premiers juges, Reçoit en son appel la Société anonyme des anciens établissements Graff frères, poursuites et diligences de ces directeurs et administrateurs ; Au fond, l'en déboute ; Confirme.
Serge Schéhadé [Camembert-Museum, le 15/03/2011]