Jubien Mika (Jub)
Jubien Mika et les créateurs de l'imprimerie Garnaud :
Au lendemain de la guerre de 1870, afin de remédier à la désorganisation du monde ouvrier et du statut d’apprenti, le Conseil Municipal de Paris met en place un vaste programme d’aide à la création. Treize écoles sont programmées afin de former une élite d’ouvrières et d’ouvriers instruits théoriquement et pratiquement dans toutes les branches de leur profession. C’est ainsi qu’est décidée la création en 1889 puis inaugurée le 1er juillet 1896 l’Ecole Estienne, école destinée à l’enseignement des arts et industries du livre. Des générations de dessinateurs et graveurs lithographes sortiront de ses ateliers pour travailler dans les imprimeries tant parisiennes que provinciales [La technique de la carte à gratter prit progressivement dans les années 50 la place de la pierre litho . Aujourd’hui, l’ordinateur et ses logiciels QuarkXPress, Illustrator… les a semble-t-il définitivement remplacés].
Parallèlement, beaucoup d’imprimeurs continueront à former des apprentis, d’autres firent confiance aux talents improvisés issus de leur voisinage ou de la parentèle des fromagers. C’est ainsi que certaines étiquettes, par leur facture, nous informent de l’amateurisme de leurs créateurs.
Lorsque le métier se transforma avec l’arrivée de l’offset, la maîtrise de la gravure sur pierre ne fut plus ni nécessaire ni indispensable à la réalisation des étiquettes ; les imprimeurs firent appel à des talents extérieurs qui fournirent à la demande des maquettes gouachées propres à une reproduction par photogravure.Dès lors, ce procédé rapide remplaça progressivement puis totalement la chromolithographie. S’il permit l’économie des dessinateurs et des graveurs spécialisés, l’utilisation systématique de la quadrichromie : yellow, cyan, magenta (jaune, bleu et rouge primaire) accompagnés du noir appauvrit et rétrécit le champ d’expression des étiquettes. Certaines étaient réalisées avec un nombre très supérieur de couleurs pures ce qui supposait autant de passages en presse, plus quelquefois deux passages sur presse, nécessaires à l’impression de l’or et un vernissage.
La très grande majorité des étiquettes sont des créations originales, mais avec le temps, certains dessins ayant vieilli, ou étant considérés comme tels, furent redessinés, soit pour s’adapter au goût du jour, soit parce qu’une nouvelle imprimerie était chargée d’en faire l’impression. Cela nous permet de suivre la dégradation ou l’amélioration d’un visuel et donne aux collections la dimension modeste, mais réelle, d’un petit moment d’histoire graphique.
Dans certains cas et afin de diversifier leur proposition créative, les imprimeurs firent appel à des illustrateurs et à des affichistes renommés : Citons Benjamin Rabier dont le nom restera à jamais associé autant à sa Vache qui Rit qu’à son personnage Gédéon ou à son interprétation des Fables de La Fontaine. Ou encore G. Fabre, Mac Nabb, Paul Ansé, Dransy, Joë Bridge, R. Biet, Sim, Hervé Morvan… Bouckiliœn, Gef ou A.B. au très reconnaissable monogramme, semblent, eux, plus particulièrement attachés à une imprimerie. Une mention particulière pour une étiquette de Dupont Frères à Isigny reprenant le visuel d’une peinture de Charpin, peintre de l’École de Barbizon (1842-1924). Ce visuel sera également adopté par le camembert Vern d’Ile et Villaine.
[La peinture, la statuaire ou encore la photo, en particulier pour la représentation de sites et de monuments ont servi de modèle pour un grand nombre d’étiquettes. La référence sur l’étiquette de Dupont Frères à la peinture de Charpin laisse penser que cet emprunt fut fait du vivant du peintre]. Les étiquettes signées restent l’exception au sein de l’immense majorité de celles dont les créateurs demeureront à jamais anonymes. La plupart des signatures et notamment les plus récurrentes sont de simples monogrammes. C’est le cas de René Brantonne. Mais, parmi tous ces créateurs, il en est un qui se détache par l’importance de sa production et dont la signature est bien connue des tyrosémiophiles, c’est celle de Jub (Jubien Mika de son vrai nom) qui a exercé ses talents pour l’Imprimerie Garnaud à Angoulême. [Henri Garnaud, né en 1890, autodidacte, fils de blanchisseuse, fut Compagnon Imprimeur du Tour de France à 18 ans avant de s’installer à Angoulême. Entre 1950 et 1965 la maison Garnaud réalisait jusqu’à une création par jour et garantissait par contrat à chacun de ses dessinateurs une maquette hebdomadaire].
En 1928 Jub se signale par un très beau dessin réalisé pour l’apéritif Lillet. Il semblerait que sa collaboration avec l’imprimeur Henri Garnaud se situe au début des années 30 ; à la fin de sa vie il se fixera à Royan et décèdera en 1987. Jub travaillait à Riberac en Dordogne. Ses maquettes étaient réalisées à la gouache à une taille supérieure au modèle imprimé, le commanditaire fournissait si nécessaire une documentation faite de photos ou de cartes postales. L’atelier de dessin de Garnaud employait trois dessinateurs maison chargés du lettrage et des éventuelles retouches à apporter aux originaux. Ceux-ci se chargeaient également des variantes et changements de textes (export, modifications règlementaires…). À la même époque, en dehors de Jub, deux autres créateurs travaillaient régulièrement pour Garnaud, il s’agissait de Jacques Bonneaud, spécialisé dans les personnages. Avant de travailler pour l’imprimerie Garnaud il réalisait des affiches et des panneaux peints pour les façades de cinémas. Le troisième créateur s’appelait Feix, travaillait à Bordeaux et était spécialisé dans la représentation animalière. Les PAYSAGES étaient généralement réservés à Jub qui y excellait :
Chaque illustrateur était choisi en fonction des difficultés du sujet à traiter et de l’adéquation de son talent avec celui-ci. D’autres illustrateurs pouvaient être aussi sollicités pour des créations particulières (on l’a vu avec René Brantonne) mais chacun pouvait être polyvalent. Ainsi, les créations de Jub on le constatera dans les nombreux exemples qui suivent, s’exprimèrent dans des styles et sur des sujets très différents. Dans l’ouvrage de Daniel Bordet : «Les mille et une étiquettes de fromage» édité par Dabecom, on peut voir page 246 une étiquette de chez Garnaud «Le fromage du cor de chasse» signée J. Mika. Il s’agit vraisemblablement d’une de ses toutes premières créations pour cette imprimerie. Par la suite, il adoptera sa signature Jub, d’abord dans un graphisme simple, voir l’étiquette du «Bel Ecureuil» avant d’opter pour celle que nous connaissons et à laquelle il restera fidèle.
On ne sait d’ailleurs pas pourquoi Jubien Mika, fut autorisé à signer la très grande majorité de ses productions. Son statut de fournisseur et sa notoriété déjà installée lorsqu’il commença à travailler pour Garnaud en sont peut-être une des raisons ou encore la volonté de s’affirmer comme un illustrateur spécialisé, à l’encontre d’autres créateurs, tels Brantonne qui ne signait ses étiquettes que par son monogramme alors que ses autres productions étaient signées de son nom en entier. Celui-ci confie dans son interview qu’il voulait dissimuler aux yeux de sa clientèle habituelle cette activité qui n’était pour lui qu’alimentaire et en quelque sorte dévalorisante. Parmi toute cette production, il en est une signée de façon très originale, c’est celle de ce fromage fabriqué en Touraine dans laquelle Jub met en scène une nature morte comportant en arrière-plan un tableau signé de son patronyme complet: Jubien MIKA. Seule signature complète que je connaisse, cette façon rappelle un peu la manière dont Hitchcock apparaissait furtivement dans ses films.
J’ai volontairement placé en toute dernière position l’étiquette de la Laiterie du Grand Parc représentant le tout nouveau pont de l’Ile de Ré. C’est très certainement une des ultimes créations de Jub. En effet ce pont fut inauguré le 15 mai 1988 alors que Jub décéda en 1987; le choix de ce sujet fut donc vraisemblablement décidé pendant la construction de l’ouvrage pour pouvoir «sortir» en pleine actualité.
Beaucoup d’informations contenues dans cette page, m’ ont été fournies par Monsieur Denis Peaucelle, Conservateur du Musée du Papier à Angoulême et par Madame Baney, ancienne employée de l’imprimerie Garnaud, que je remercie ici [Michel Coudeyre]
Date de dernière mise à jour : 22/05/2021