Avant/Après
Le sempiternel et récurrent «c’était mieux avant» ne s’est rarement autant justifié et imposé que lorsque l’on observe ce qu’étaient et ce que sont devenues pour nous les étiquettes de fromage. Les étiquettes anciennes ont eu bien sûr, elles aussi, leur lot d’étiquettes indigentes et maladroites mais ces dernières évoluaient dans un environnement d’excellence. Cette observation peut s’appliquer à toutes les créations de même nature et ayant suivi le même parcours. C’est d’ailleurs peut-être cela qui justifie la «collectionnite», les étiquettes de fromage comme tous les objets «d’arts modestes» font prendre conscience par leur disparition de ce que fut notre quotidien du temps qui passe et dont il convient de garder témoignage. La nostalgie étant une des plus belles façons d’en retenir le meilleur.
La créativité n’a pas disparu pour autant, elle ne s’est pas volatilisée, les nouvelles générations ne sont ni plus indigentes ni plus handicapées que les précédentes. Tout simplement, la créativité s’est déplacée, elle s’est réfugiée là où elle peut pleinement s’exprimer. Nous la retrouvons ici ou là, dans la bande dessinée, dans la production audio-visuelle, sur internet, ou encore dans de petites productions non assujetties aux contingences commerciales.
Aujourd’hui, les lois du marketing étouffent par leurs contraintes toutes tentatives d’innovation, tout velléité de sortir des chemins battus. Soumises à ce régime, les créations quelque peu ambitieuses et de caractère s’effilochent et finissent par rentrer dans la norme. La créativité fuit ces univers encartés et subordonnés au joug de la rentabilité immédiate. Les créations destinées au plus grand nombre que sont les étiquettes, les conditionnements, les publicités… sont disséquées, obéissent à la critique, au dénigrement positif. Les censeurs vivant de leurs observations et de leur expérience, reproduisent et reconduisent fidèlement ce qui sans faire le choix de chacun ne fait le rejet de personne, plébiscitant le plus grand dénominateur commun. Toute remarque, toute modification demandée sera obtenue, justifiant ainsi le salaire du prestataire tout en rassurant son employeur. L’acceptation trop rapide d’un projet, l’absence de critique seront comprises comme un manque d’implication et en quelque sorte une démission. Les créations issues de ce système ne sont jamais des créations assumées et abouties mais toujours le résultat de compromis. La décision définitive revenant systématiquement au responsable commercial jamais au directeur artistique.
C’est ainsi que la plupart des créations victimes de ces triturations ressemblent à ces pâtes à modeler que les enfants mélangent et malaxent afin d’obtenir un gros pâté sans forme et à la couleur indéfinissable, ou que par courtoisie je ne définirai pas. La peur de laisser passer par manque de vigilance un «vilain petit canard» amène à tuer dans l’œuf des couvées entières de créations estimables.
Pour être tout à fait honnête, l’appauvrissement des conceptions souffre aussi de la pression économique. On va d’emblée au plus rapide et au moins cher. Il n’est pas étonnant dès lors que les plus doués des élèves de nos écoles spécialisées, conscients de cet état de chose, se tournent vers des activités moins nocives pour leur santé et plus profitables pour leur talent.
Afin de faire la démonstration de ce que je viens de dénoncer, j’ai confronté un certain nombre d’étiquettes d’époques différentes mais illustrant un même thème ou ayant évolué de façon remarquable, cet adjectif étant bien sûr à prendre dans son sens premier, n’ayant pas osé employer le terme plus approprié de décadence. L’évolution la plus probante s’observera sur les marques ayant conservé leur sujet d’origine: la Vache qui rit, les Prélats…
Mes choix ne sont pas innocents, ils ont été dictés par le désir d’exprimer le plus clairement possible le sujet traité et si je conviens que la caricature n’est pas loin, je serai ravi d’accueillir d’édifiants contre exemples. À ce sujet, les toutes dernières éditions limitées de la société Bel pour sa Vache qui rit sont-elles un effet de sa repentance, une tentative de renouer avec son glorieux passé? Ou tout simplement comme je le pense, le désir d’affirmer auprès des consommateurs son authenticité et son antériorité; en quelque sorte une habile opération de marketing.
Ce constat amer signifie-t-il que le monde de la tyrosémiophilie est un monde définitivement clos? Que toutes les étiquettes dignes d’intérêt ont été éditées à ce jour et qu’elles n’auront pas de «descendance»? Personne ne peut l’affirmer avec certitude. Espérons ensemble qu’il n’en soit pas ainsi, et en attendant cette improbable mais heureuse perspective, revisitons les étiquettes qui nous ont fait vibrer et rendons-leur hommage en les collectionnant avec ferveur.
Michel Coudeyre [Camembert-Museum mars 2012]
Date de dernière mise à jour : 07/10/2021