Les Fabriques.
LES FABRIQUES par MICHEL COUDEYRE.
Ferme, laiterie, fabrique, fromagerie, usine, lorsqu'on pense au lieu où sont fabriqués les fromages, aucun terme ne s'impose de lui-même. Pourtant le choix des mots reste déterminant pour tenter de cerner la réalité et nous permettre de savoir à quel type d'établissement nous avons affaire. Sibyllines, les étiquettes ne nous informent que partiellement ou pas du tout sur cet état de chose.
Les étiquettes s'intitulant la "ferme" veulent faire penser aux produits du terroir, à une approche artisanale de la fabrication, naturelle, biologique, à tout coup authentique. La "laiterie" en revanche assume une ambition plus affirmée, celle-ci présume un volant d'activité plus diversifiée. Le terme de "fromagerie" qui semble le plus approprié reste ambigu souffre de la confusion qui existe avec les points de vente, appellation qui, au fil du temps, a remplacé celui de "crèmerie". Si on en juge par le libellé des factures, "fabrique" semble être le terme le plus habituellement employé par les fabricants de fromage pour définir leurs activités. C'est celui qui pour moi s'est imposé pour titrer cet article. La dénomination "fromager, affineur, caveur" employée ici ou là semble réservée exclusivement au milieu professionnel. Afin de se faire une idée plus précise de cette petite querelle sémantique, on trouvera en exergue, les définitions proposées par le Petit Robert.
"L'usine", jamais évoquée mais omniprésente se place d'emblée dans l'ère industrielle et s'éloigne de facto des contingences liées aux produits d'origine. Si l'industrie fromagère, aujourd'hui majoritaire, confère à celui qui y accède un statut de "grand", elle installe, semble-t-il de façon définitive, une distance avec le consommateur. Dès lors, la communication devra être mise à contribution pour réduire autant que faire se peut cet impact négatif. Ces fromages "d'usine" deviendront dans la bouche des communicants : bucoliques, campagnards, conviviaux ; on les retrouvera sur la table des ecclésiastiques, au cœur des discutions familiales, ils serviront au futur beau-père à tester son futur gendre et les groupes d'amis se le partageront avec emphase. Mais jamais, au grand jamais, ne sera évoquée, ni dans la communication ni sur l'étiquette, une quelconque chaîne de production. Ces étiquettes se pareront de fermières chapeautées, de vaches débonnaires ou de moines réjouis, à moins que ce ne soit le contraire. Le productivisme sera dissimulé par le sourire du consommateur béat, par une nature morte simpliste ou par un blason bienvenu. L'artificiel et le factice se disputeront des univers faussement champêtres, les thèmes s'ancreront dans le pastoral et le rustique. Une règle s'imposera : plus tu produis, moins tu en fais état, et plus tu affecteras d'être attaché au naturel, sans toutefois apporter des précisions trop explicite pouvant se soumettre à vérification.
Il n'en va pas de même des étiquettes qui nous intéressent ici, la moindre fermette, la plus petite fromagerie y sont représentées comme des fabriques d'importance. Le plus humble hâloir, la plus modeste cave d'affinage, le plus discret des ateliers de fabrication seront mis en scène, l'étiquette exhibera au mieux chaque bâtiment et tous contribueront à souligner l'importance de la production supposée. Pour y parvenir, les lois de la perspective seront sans scrupule foulées au pied. Pour s'en convaincre, on observera que dans les étiquettes Année, Année Fils s'est empressé de rajouter dans sa dernière étiquette le bâtiment nouvellement construit. Dans ce cas précis, le classement chronologique en est grandement simplifié.
Certains propriétaires sont scrupuleusement attachés à représenter le plus fidèlement possible leur fromagerie ; d'autres plus laxistes, ne possédant pas d'établissement digne d'intérêt ou ne voulant pas engager les frais d'une étiquette personnalisée, ont adopté des passe-partout. Fromageries imaginaires, virtuelles dirait-on aujourd'hui, l'intérêt historique attaché aux étiquettes originales leur fait cruellement défaut. Mais après tout, sait-on que les vaches représentées sur nos étiquettes ne sont certainement pas celles qui ont fourni le lait utilisé pour la fabrication du fromage contenu dans la boîte. La traçabilité a trouvé là ses limites.
Date de dernière mise à jour : 01/03/2022