Les Gueules Cassées
LES GUEULES CASSÉES par Michel Coudeyre.
Il est à souhaiter qu'aucun néophyte, qu'aucun amateur ne tombe d'emblée sur cet article et sur son iconographie, ce qui pourrait l'éloigner durablement de la tyrosémiophilie.
A l'instar des fruits et légumes que l'on nomme "Gueules cassées" car d'aspect rebutant mais au goût authentique, certains de nos fromages arborent des étiquettes qui n'engagent guère le consommateur à soulever le couvercle. Ces étiquettes sont comme des chats abandonnés, difformes et pelés que l'on recueille par compassion. Elles ont pourtant pour elles cet avantage de mettre en valeur par contraste nos autres étiquettes et de révéler, si besoin en était, notre sens de l'hospitalité. Mais nous ne sommes pas dupes pour autant, la petite place que nous leur réservons restera celle qui est la leur, modeste et discrète. Encore faut-il pour que nous les conservions que leur disgrâce soit emprunte d'un certain charme, celui qui marie notamment la maladresse à l'ambition. Nous leur pardonnons bien volontiers car leur laideur originelle apitoyante n'a rien à voir avec celle de ces trop nombreuses étiquettes triturées et défigurées par les surcharges de promotions intempestives.
C'est en toute bonne foi que leurs géniteurs ont commis ces malfaçons. Manque de moyens, manque de discernement, espérance mal placée dans le savoir-faire d'une connaissance au talent improbable ou balbutiant. Léon Bel lui-même, avant de faire marche arrière et de faire le bon choix avec Benjamin Rabier, ne s'est-il pas laissé aller à se lancer seul dans l'aventure de la création. J'ai volontairement écarté de ce sujet les thèmes les plus graphiques comme l'emploi exclusif de la typographie, les blasons et autres symboliques, thèmes dont la richesse dans l'indigence est telle que nous en aurions été submergés.
Le parcours de ces étiquettes échappe le plus souvent au circuit traditionnel : commanditaires, créateurs, imprimeurs ; bien que d'honorables imprimeries par contrainte ou négligence se soient parfois prêtées à ces facilités. Paradoxalement ces étiquettes sont le plus souvent signées ou précisent que leurs modèles sont déposés. Revendiquer de tels forfaits révèle une cécité qui appelle notre indulgence. Ces initiatives, ces errements devrais-je dire, s'avèrent être au final perdants, car, sauf exemple, aucune n'a survécu ou n'a engendré de descendance. Toujours est-il qu'il convient de conserver, même discrètement, ces "gueules cassées", car si on en croit le sophisme fameux "Tout ce qui est rare est cher…" vous connaissez la suite. Ces étiquettes négligées, écartées, n'étant que peu ou pas recherchées deviendront nécessairement plus rares, donc…
Un mystère demeure cependant, celui qui a permis à ces vilains petits canards de survivre et de parvenir jusqu'à nous. Est-ce le besoin de préserver sans jugement ni distinction toutes les facettes d'une production même ses plus ingrates ? Ou tout bonnement l'envie d'accroître sa collection quantitativement si ce n'est qualitativement s'est-elle imposée ? Addition simple ou mauvais calcul. Chacun se fera son opinion.
Pour ma part, je ferai mon profit, tant pour ma consommation personnelle que pour ma collection du slogan qui nous est cher : "Bel et bon".
Michel Coudeyre pour [Camembert-Museum, le 21-12-2016, première publication)
Date de dernière mise à jour : 11/01/2017